Manger des insectes ? Une question de bon sens du point de vue des industriels qui s’apprêtent à commercialiser vers de farine et autres grillons. Certes, les insectes sont riches en protéines et polluent moins que les bovidés. Mais la raison suffit-elle quand il s’agit de repenser notre assiette ?
Lobbying anti-dégoût
Le temps où les bonbons-araignées et autres sucettes de criquets étaient réservés aux magasins de farces et attrapes est révolu. Depuis fin 2013, l'Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) a autorisé la mise sur le marché belge d’une liste de dix espèces d’insectes.
Sucettes aux insectes : criquet et myrtille, vers de farine et pomme, vers à soie et orange, fourmis et fraise,
scorpion à la banane, vendues sur www.insectescomestibles.fr
Grillons domestiques, criquets migrateurs africains, vers de farine géants et autres chenilles de la fausse teigne ont donc désormais droit de cité dans les rayons de nos supermarchés.
Delhaize a ouvert le bal en commercialisant deux sympathiques tapenades contenant un (petit) pourcentage de vers de farine. Gembloux Agro-Bio Tech (ULg) s’apprête par ailleurs à lancer la première unité de production d'insectes belge via sa spin-off Entomofood. On y produira quelque 50 tonnes annuelles de vers de farine et grillons destinés à l’alimentation animale et humaine. Voilà pourquoi on parle beaucoup de petites bêtes dans les milieux autorisés de la région liégeoise ! «J’ai l’impression qu’il existe un important travail de lobbying pour intégrer les insectes dans la nourriture européenne», estime Lucienne Strivay, anthropologue. L’argumentaire de vente, d’ailleurs, est déjà bien rodé : les insectes, particulièrement riches en protéines, permettraient de réduire notre consommation de viande – nocive pour l’environnement – tout en offrant une solution aux problèmes de dénutrition qui touchent de nombreux pays. Comme ses voisins européens, la Belgique, bien évidemment, n’est absolument pas dans ce cas de figure. En revanche, les insectes pourraient y devenir un nouveau créneau lucratif pour l’industrie qui enfonce le clou quant à l’aspect avant-gardiste de cette alimentation
Et du lobbying, il en faudra. Car dans nos pays, les insectes restent puissamment associés à la saleté, à la maladie, à la mort. Catalyseurs d’épidémies, destructeurs de cultures, compagnons de putréfaction, ils sont aussi redoutés pour leur propension à proliférer, un « effet de groupe » qui suscite chez la plupart d’entre nous un effroi déraisonnable. Phobie et fléau à la fois, les insectes sont déjà peu appréciés à la vue : comment le seraient-ils au goût ? «Pensez à cette publicité pour un produit de nettoyage des w.c. où on vous montre une cuvette grouillante de vers, de larves et où l’on vous dit :« vous ne vous assiériez pas là-dessus ». Si nous ne sommes pas prêts à assurer cette fonction naturelle en compagnie des insectes, c’est encore bien plus compliqué par l’autre bout du tube digestif», s’amuse Lucienne Strivay. L’anthropologue rappelle par ailleurs que la littérature des 17e et 18e siècles est très largement marquée par cette idée que nous sommes accompagnés depuis le berceau jusqu’à la tombe par les vers. «À cause de l’alimentation, beaucoup d’enfants avaient des vers, ce qui était une source d’angoisse importante, d’autant qu’il y avait beaucoup de mortalité infantile», explique-t-elle. L’horreur est encore montée d’un cran quand les missionnaires et explorateurs européens ont découvert, stupéfaits, que certaines populations mangeaient des vers à bois... en guise de friandises.
Face à cette longue histoire de dégoût et de méfiance, l’argumentaire écologiste ne pèse pas lourd dans la balance. «Ce qu’on ne réalise pas, c’est à quel point la table est un lieu filtre de toute la relation au monde, qu’il s’agisse de la relation entre humains autour de la table ou des humains avec le reste du monde. À travers l’alimentation, nous sommes traversés par le monde et nous sommes très inquiets de ce qui nous traverse, de manière tout à fait légitime», poursuit Lucienne Strivay. Pour l’anthropologue, le marketing intensif dont bénéficie aujourd’hui l’entomophagie serait même paradoxalement un indice du degré de résistance des Européens... «Changer les habitudes alimentaires est possible mais cela se fait sur le très long terme. Si on veut introduire un changement brutal, ce ne sera qu’avec une petite frange de la population, avide de mode, d’originalité et qui ne se sent pas en danger», explique-t-elle. Autrement dit parmi les moins « dénutris » d’entre nous.
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