Entomophagie : un faux coup de pied dans la fourmilière ?

Entomophagie, végétarisme et bonne conscience

packapéroReste que les promoteurs de l’entomophagie ont à cœur de titiller la bonne conscience des consommateurs. Non seulement manger des insectes serait avant-gardiste mais ce serait aussi un signe d’« ouverture d’esprit » sur le mode : « puisque d’autres le font en Asie ou Afrique, pourquoi ne le ferions-nous pas nous aussi ? » «Le fait que les insectes soient intégrés à l’alimentation dans certaines régions ne signifie pas que c’est la solution pour nous. Une intégration ne se fait pas sur mot d’ordre. Par ailleurs, dans les pays où les insectes sont intégrés à l’alimentation, on mange certains insectes, dans certains contextes, à certains moments. Manger des insectes « en général » ne veut rien dire !», insiste Lucienne Strivay. Ainsi, qui mange un criquet ne gobera pas pour autant une chenille. Entomophage peut-être mais fine bouche toujours.

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Quant à l’idée que la consommation d’insectes permettrait de lutter contre les effets dévastateurs de l’élevage industriel sur l’environnement, elle soulève également de nombreuses questions. Remplacer la viande « classique » par des insectes est sans doute une excellente solution théorique mais elle risque de se heurter aux mêmes difficultés concrètes que l’adoption d’une alimentation végétarienne : ainsi, si une partie croissante de la population se range aujourd’hui à l’idée qu’il faudrait être végétarien (pour des raisons éthiques, écologiques et de santé), il n’est pour autant pas si facile de devenir végétarien c’est-dire de changer sa manière de faire les courses, de cuisiner, d’aller au restaurant (ou plutôt de ne pas y aller) mais aussi de renoncer aux traditions familiales, de s’expliquer auprès de ses amis ou de combattre ses envies de hamburgers et autres plaisirs devenus défendus. «On sait que quand un changement se produit dans les familles, c’est en général sous l’influence des enfants. Les choix de ce genre exigent un engagement fort de la part de celui qui le fait. Or, je ne sens vraiment pas la majorité des gens prête à réaliser ce changement pour les insectes», estime Lucienne Strivay.

insectaSi nous nous convertissons, il y a fort à parier que ce sera par le biais de préparations « à base de » dans lesquelles l’insecte ne sera reconnaissable ni par sa forme, ni par sa texture pas plus que par son goût. Et cela, au fond, n’est pas une nouveauté : la couleur rose du tarama est déjà obtenue grâce au broyage d’une espèce de cochenille. Autrement dit, le succès commercial dépendra en réalité du degré de camouflage (une faculté que beaucoup d’insectes maîtrisent d’ailleurs parfaitement). Là encore, la comparaison avec la viande s’impose :  de la même manière que nous ne consommerions pas des larves achetées grouillantes, nous ne mangerions peut-être pas de la viande avec autant de désinvolture si les animaux étaient pendus à des crochets dans les rayons de nos supermarchés plutôt que réduits en steaks hachés. «La relation homme-animal est une relation forte. Je pense qu’aujourd’hui encore, ceux qui traitent le mieux leur rapport avec les animaux, ce sont les chasseurs-cueilleurs. Or ils mangent des animaux. Mais pas n’importe comment : généralement, on s’excuse auprès de l’animal. On considère aussi que l’animal a tacitement accepté d’être chassé. C’est donc perçu comme un don et un don, ça se respecte», analyse Lucienne Strivay.

C’est d’ailleurs une question cruciale pour qui s’intéresse à l’avenir de l’entomophagie : que penser de cette pratique sur le plan du droit animal ? Va-t-on accepter de produire des insectes selon des méthodes industrielles qui ne tiendront aucun compte de leur « bien-être » ? À quelles nouvelles questions éthiques pourrait nous confronter cette pratique, à l’heure où l’« exception humaine » est toujours davantage remise en cause ? Les insectes pourraient-ils sans paradoxe constituer l’apport en protéines d’une alimentation strictement végétarienne ? «Si les végétariens acceptent de manger des insectes, ce serait presque leur dénier leur statut... Il est vrai qu’on ne sait pas grand-chose des insectes, c’est un monde dont la sensorialité est très différente de la nôtre, bien plus difficile à interpréter encore que celle de n’importe quel mammifère. L’insecte nous apparaît comme terriblement mécanique : on pense pouvoir le produire rapidement et s’en défaire avec autant de légèreté. Mais il est tout à fait possible que dans les années à venir, on découvre sur eux des choses qu’on ne soupçonnait même pas.» Au-delà du dégoût, mangerais-je ce vers, – mon semblable, – mon frère ?

 

Julie Luong
Octobre 2014

 

 

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Julie Luong est journaliste indépendante

 

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Lucienne Strivay est anthropologue. Elle consacre ses recherches aux espaces et aux êtres des limites, des interstices et aux relations humains - non humains.

 

 

 

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