Quand la recherche scientifique s'intéresse à la culture populaire

jeuQuels sont les points communs entre les grandes œuvres littéraires et les séries télé ? Entre le jeu vidéo et le support livresque ? Entre Game of Thrones et l’histoire des classes sociales depuis le 16e siècle ? C’est au départ de ce type de questionnements qu’est venue l’idée à Björn-Olav Dozo, chercheur en humanités numériques et cultures populaires à l’Université de Liège, de créer une collection d’ouvrages de recherche sur ce qu’on appelle la culture contemporaine.

 

gameofthrones« Pour moi, la culture contemporaine, explique Björn-Olav Dozo, c’est la culture mainstream, la culture connue de tous, partagée par tous mais généralement dominée par la culture avec un grand C ». À la suite de ce constat, il lui semblait évident que les recherches menées sur la culture populaire devaient être diffusées le plus largement possible. « Je voulais, avec cette collection, mettre en valeur les travaux qui sont menés à l’Université. En effet, depuis plus de 20 ans, la culture populaire a rencontré l’intérêt des chercheurs.  cependant, la plupart du temps, le produit de leurs recherches est publié dans des revues spécialisées ou dans des collections disciplinaires. Ces recherches sont généralement présentées comme étant l’illustration d’une théorie plus « légitime ». On peut, par exemple, retrouver dans des collections de sociologie des ouvrages portant sur l’approche sociologique du roman policier ou encore, dans des ouvrages d’analyse narratologique, des travaux portant sur la narratologie des jeux vidéo. Mais jusqu’à présent, il n’existe pas ou peu de collection universitaire sur l’étude de la culture de grande diffusion actuelle en elle-même et pour elle-même. »

 

Les objets de la culture populaire

poulpeCette culture regroupe tous les médias illégitimes. « Les mauvais genres »  ont pourtant un succès très important. On pourrait les diviser en plusieurs groupes : ce qui se regarde (comme les séries télé, les blockbusters, le cinéma d’animation), ce qui se lit (la BD, la littérature pour la jeunesse, les romans policiers, la science-fiction, la fantasy…), et ceux auxquels on participe activement (jeux vidéo, médias numériques). La culture populaire déploie ses tentacules dans toutes les directions. « C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai choisi le poulpe comme logo pour illustrer la collection. Comme emblème, le poulpe illustre la possibilité de toucher à tout, tout en gardant une cohérence intrinsèque. C’est aussi un clin d’œil à l’hydre à six têtes de la maison d’édition L’Association, sur le mode inversé. La trame présente en haut à droite des couvertures évoque quant à elle l’ambition de la collection : donner à voir la structure des objets, par des analyses originales. La référence à Matrix est patente. »

 

 

Une collection proposant des ouvrages numériques et en impression à la demande

C’est avec la jeune maison d’édition numérique liégeoise Bebooks que Björn-Olav Dozo a décidé de travailler. « Bebooks est une maison d’édition gérée par un ancien étudiant de romanes, Julien de Marchin. Il a aussi suivi le cours d’Aspect de l’édition numérique à l’ULg. La maison d’édition s’est très vite fait une place dans le monde de l’édition numérique belge francophone. Aujourd’hui, Bebooks, en plus d’être un prestataire de services pour les éditeurs, est notamment responsable de la numérisation du catalogue de l’Académie royale de Belgique. »

Le premier tome de la collection est donc disponible sur les sites de toutes les librairies en ligne mais également bientôt en impression à la demande. « En effet, le numérique permet une circulation plus rapide et plus efficace tout en minimisant les coûts. Néanmoins, il était important pour la collection d’être également disponible en version papier : certains préfèrent le papier pour le confort et la facilité de lecture et d’autres souhaitent conserver un volume matériel dans leur bibliothèque, pour être sûr de ne pas l’égarer. »

 

Aspect pédagogique de la collection

Björn-Olav Dozo, responsable du cours de genres paralittéraires depuis six ans, voit ce type de recherche comme un pont à créer entre la culture quotidienne de ses étudiants et celle qu’ils étudient dans des cursus comme ceux proposés en Faculté de Philosophie et Lettres. « On voudrait minimiser le gap entre les pratiques culturelles du quotidien, celle que l’on pratique en rentrant chez soi le soir, et la culture qui est l’objet des recherches à l’université. Cela va dans deux sens : les productions scientifiques universitaires ont des choses à dire sur les pratiques culturelles quotidiennes contemporaines, notamment parce que ces pratiques se nourrissent elles-mêmes de références légitimes et de structures narratives ou thématiques empruntées aux œuvres classiques. À l’inverse, ces œuvres populaires, lorsqu’elles sont mobilisées au sein d’autres cours, permettent d’illustrer des concepts et des situations et de les rendre compréhensibles pour des étudiants baignés dans cette culture. Au final, c’est l’imaginaire contemporain qui est mobilisé afin de donner à comprendre de grands concepts philosophiques, littéraires, historiques ou autres ». « Prenons un exemple lié à une série télé qui fait le buzz depuis plusieurs saisons déjà, Game of Thrones. Expliquer l’émergence de la société marchande au 16e siècle et le passage d’une société fondée sur l’héritage de titres à une société fondée sur l’héritage d’argent peut se faire sur la base de l’analyse du personnage de Littlefinger. En effet, ce dernier arrive à tirer son épingle du jeu dans une société féodale fondée sur les liens du sang en jouant la carte de l’argent. »

 

Les premiers titres et l’avenir de la collection

Depuis quelques années, de nombreux étudiants en Philosophie et Lettres produisent des mémoires de grande qualité sur de nombreux sujets liés à la culture populaire. Les deux premiers volumes à paraître en sont des exemples.

barnabeLe premier volume de la collection, qui est sorti dernièrement, est le fruit d’une réflexion menée par Fanny Barnabé. Il s’intitule Narration et jeu vidéo1. Le manuscrit fut couronné du prix BILA (Bibliothèque des littératures d’aventure) en 2012. Il traite de la question de la narration dans le jeu vidéo, thème classique dans ce qu’on appelle les game studies. Un jeu vidéo peut-il raconter une histoire ? De quels moyens spécifiques dispose-t-il pour y parvenir ? Partant de ces questions, l’ouvrage Narration et jeu vidéo. Pour une exploration des univers fictionnels propose un modèle explicatif fondé sur la notion riche d’univers fictionnel. Sur cette base, il propose de penser la narration vidéoludique hors des cadres traditionnels et de la concevoir comme un dispositif non figé, ouvert à l’infinité d’actualisations possibles que représente chaque partie jouée.

 Le prochain volume à paraître est également le mémoire retravaillé d’une ancienne étudiante de Langues et littératures françaises et romanes, Inès Dubois. Son ouvrage décrit l’émergence du cyberpunk et du steampunk, deux genres populaires qui ont permis, dès les années 1980 et à travers la fiction, d’interroger des thèmes comme l’augmentation des capacités spirituelles ou physiques des humains par la technologie. On peut y déceler une sorte d’archéologie littéraire du transhumanisme.

D’ici quelque temps paraitront deux autres titres : un recueil d’articles de Dominique Warfa, un des principaux auteurs de science-fiction belge qui a aussi un activité critique, et un ouvrage intitulé Jeu vidéo et livre. Ce volume, dans lequel sont décrits et analysés les liens entre livre et jeu vidéo, prolonge un numéro de revue de « Mémoire du livre » qui s’intitule Livre et jeu vidéo2 qui explique comment le jeu vidéo nourrit le livre contemporain. « Alors que, dans le volume de la revue Mémoire du livre, c’est le point de vue de l’historien du livre qui est mis en avant, nous avons tenté de proposé un second axe de lecture grâce aux games studies dans la collection “Culture contemporaine” ».

 

Mais la collection n’entend pas s’arrêter en si bon chemin : « Nous avons également le désir de publier des chercheurs reconnus pour leurs travaux dans d’autres domaines mais qui s’intéressent dans leur vie quotidienne à la culture populaire. Nous voudrions que leur domaine d’expertise puisse, le temps d’un ouvrage, permettre au lecteur/spectateur d’enrichir son expérience et de décoder la richesse de ces univers fictionnels.»

 

 

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Vincianne d'Anna est journaliste indépendante

 

microgrisBjörn-Olav Dozo est chargé de recherches du F.R.S.-FNRS et rattaché au Centre d'étude de la littérature francophone de Belgique, à l'ULg. Ses recherches s'inscrivent dans le domaine des humanités numériques. Il enseigne notamment les genres paralittéraires.

 


 

 

1 page sur Bebook  - Page sur Amazon -  Voir  l'article de Fanny Barnabé : Que devient la narration lorsqu’elle prend place dans un jeu vidéo ?

2 http://www.erudit.org/revue/memoires/2014/v5/n2/1024772ar.html?vue=notebio