Appréhender la religion grecque par les vases peints : mode d'emploi

Avant d’aller plus loin dans l’analyse, précisons que si l’image se présente ici sur une surface plane, ce n’est pas le cas en réalité. En effet, la scène est peinte sur une hydrie – c’est-à-dire un vase qui servait à transporter l’eau – de 23,2 cm de hauteur et de 19,4 cm de diamètre. Le support de l’image est donc un objet avec un volume, qu’on peut manipuler, déplacer et faire tourner, et la perception qu’on en a n’est pas la même selon qu’on se trouve devant l’objet lui-même ou devant la photo de cet objet. Certains détails, par exemple, sont difficilement visibles sur une photographie et nécessitent une manipulation du support afin de pouvoir regarder l’image sous un angle différent. Ainsi, un examen plus attentif du vase permet notamment de voir que le mouton est en fait un bélier, car il est doté de cornes, et que les cornes du bovidé sont parées de bandelettes, ce qui le définit lui aussi comme animal sacrificiel. Ces deux détails, qui peuvent avoir leur importance dans l’interprétation de la scène, sont aujourd’hui presque entièrement effacés car ils étaient peints en rehaut blanc, qui était plus fragile et a généralement mal survécu au temps. 

 hydrie2

hydrie3

 

Voilà ce qu’on peut dire de l’image d’Uppsala dans un premier temps. Mais dans le champ de l’iconographie grecque une image ne peut jamais être appréhendée seule. Afin d’en faire apparaître le sens et les particularités, il est nécessaire de la confronter à l’ensemble de l’imagerie attique et de la replacer au sein des séries auxquelles elle appartient. Celle d’Uppsala entre ainsi dans plusieurs séries : du point de vue de la scène figurée, elle fait partie des représentations de sacrifice ; du point de vue du style et de la chronologie, elle appartient au corpus des vases à figures noires3, et plus précisément à la production du Peintre de Thésée, auquel plus de 200 vases sont attribués. C’est parce qu’on a en tête les autres images attiques qu’on peut immédiatement identifier celle-ci comme une image de sacrifice : la combinaison de l’autel, de la colonne, de l’officiant couronné et des animaux parés pour le rite ne fait aucun doute. Mais c’est aussi parce qu’on a ces références en tête qu’on peut constater que la présence de la chouette sur l’autel est tout à fait originale, tant parmi la série des images de sacrifice que parmi la série du Peintre de Thésée, qui semble pourtant avoir eu une certaine prédilection pour les représentations de scènes rituelles. Bien qu’il existe d’autres images montrant un oiseau posé sur l’autel, celle-ci est différente car la chouette y occupe une place essentielle : elle se trouve au centre de la composition, a une taille bien supérieure à la normale et est vue de face, de sorte que ses grands yeux interpellent le regard du spectateur. Sa présence donne donc une connotation toute particulière à l’ensemble de la scène.

En effet, dans la culture grecque la chouette est l’animal associé de manière privilégiée à la déesse Athéna. Dans ce cas, la chouette sur l’autel est donc une façon de désigner Athéna comme propriétaire du lieu et comme destinataire du sacrifice qui se prépare. Mais on peut aller plus loin. On a souvent interprété cette scène comme une épiphanie de la déesse sous une forme animale. Or, la taille de la chouette, bien supérieure à la normale, indique qu’il ne s’agit pas d’un animal vivant qui se trouverait effectivement sur l’autel devant l’officiant. Au-delà de la place qu’elle occupe au sein de l’espace de l’image, la chouette fonctionne surtout comme un signe qui s’adresse au spectateur du vase, comme l’indiquent aussi sa frontalité et ses grands yeux qui captent le regard. Plutôt que de parler d’épiphanie, un terme qui est souvent utilisé ou compris dans le sens d’« apparition », on parlera donc d’une manifestation de la présence divine, car la chouette n’est pas la déesse, mais le signe de sa présence et de sa participation au sacrifice qui lui est offert. Cette immense chouette debout sur l’autel est une construction de l’image, élaborée par le Peintre de Thésée pour rendre visible la part divine active dans le rituel, dans ce cas le rituel sacrificiel.

D’autres peintres, dans d’autres ateliers et à d’autres moments de l’histoire de la céramique attique, ont utilisé d’autres stratégies pour rendre visible la présence divine au rituel. La plus évidente est sans doute de représenter le dieu destinataire « en personne » – c’est-à-dire sous la forme d’une figure vivante et animée – dans la scène figurée : ces images montrent que, si dans la pratique rituelle, les dieux restent invisibles aux acteurs du rite, ils sont pourtant présents et prêts à répondre à la sollicitation qui leur est adressée. Un autre procédé est d’intégrer une statue divine dans l’image, puisque les statues étaient un moyen de symboliser et de matérialiser la présence du dieu au sein de l’espace rituel. En recensant et en analysant ces différents procédés figuratifs, on se rend compte qu’ils ne sont pas simplement interchangeables mais que les peintres ont en fait eu recours à différentes modalités de représentation pour exprimer divers modes de présence. Ainsi, alors que la statue, par exemple, évoque une présence physique, matérielle, au sein d’un espace qu’elle contribue à déterminer, le dieu figuré en personne suggère une présence invisible, mais effective et efficace. Tous néanmoins semblent répondre à la même préoccupation : montrer la communication établie de façon adéquate entre les hommes et les dieux, et témoigner ainsi de l’efficacité du rituel. Sur l’hydrie d’Uppsala, cette efficacité est « présentifiée » par la chouette, et c’est ce qui confère à cette image tout son intérêt pour la question de la représentation et de la perception du divin en Grèce ancienne.

 

Hélène Collard
Octobre 2014

 

crayongris2Hélène Collard est chercheuse à l'ULg et à Università degli Studi Federico II de Naples. Ses principales recherches portent sur le polythéisme grec et ses représentations. Sa thèse de doctorat intitulée Montrer l’invisible. Recherches sur la mise en image de la présence divine au sein de l’espace rituel sur les vases attiques (ULg – EHESS Paris) est en cours de publication.

 


 

 

3 C’est-à-dire que les figures se détachent en noir sur fond rouge, par opposition à la technique des figures rouges, où le procédé est inversé. Sur la céramique attique à figures noires, voir J. Boardman, Athenian Black Figure Vases: A Handbook, London, 1974.

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