Mises en scène de soi dans les médias sociaux - autour des selfies

selfieEn accord avec ce qui est désormais un lieu commun, on pourrait définir le selfie comme un « autoportrait photographique visant la promotion de soi – éventuellement narcissique – sur les médias sociaux ». Définition relativement fragile puisqu’il n’est pas évident en réalité que le selfie puisse se voir attribuer le statut d’autoportrait. On pourra interroger en tout cas la continuité présumée qui rattacherait le selfie à la tradition de l’autoportrait artistique pictural ou photographique. Le phénomène relève de ce qu’on appellera ici la photographie commune, à entendre au sens de « ce qui ne fait pas exception » (en tout cas pas de manière évidente) mais aussi au sens de « ce dont nous partageons tous l’usage », c’est-à-dire : ce à quoi nous avons aujourd’hui accès (sans trop de difficulté et de manière presque naturelle) en termes de pratiques visuelles.

 

Le phénomène Selfie – quelques éléments factuels

Si l’on parle aujourd’hui de plus en plus du selfie, ce n’est pas que le phénomène soit réellement nouveau : mais il a récemment trouvé son appellation et a même été élu « mot de l’année » en 2013. Comme le rappelle Lauren Provost dans un article bien documenté du Huffington Post1 (Selfie : pourquoi vous n’avez pas fini d’en entendre parler - 17/11/13), les autoportraits numériques sont apparus dès le début des années 2000 par le biais des appareils photo numériques compacts. Facebook, Twitter ou Instagram n’existaient pas encore à l’époque mais les premiers profils MySpace ont inauguré la pratique visée par le terme, pratique qui consiste à renverser vers soi-même l’objectif de l’appareil en éloignant son bras le plus possible pour conquérir davantage de champ. Le phénomène semble néanmoins se ringardiser rapidement et il faut attendre 2010 pour le voir relancé par l’innovation technologique proposée pour la 4e édition de l’iPhone d’Apple, à savoir : l’objectif à l’avant. Entièrement dédiée au partage de photographies faites au smartphone, l’application Instagram, lancée la même année, dynamise et universalise encore le phénomène. En août 2013, le mot selfie fait son apparition dans le Oxford English Dictionary qui officialise le terme : « Selfie : une photographie que la personne a prise elle-même, généralement prise avec un Smartphone ou une webcam et partagée sur un média social ». Entretemps, le selfie est aussi devenu le terrain de jeu d’un nouveau nominalisme et fait l’objet d’une grande inventivité de termes : twinies (pour les photographies de couples), usies (pour les clichés en groupe), shadow selfies (pour les portraits où seule l’ombre est visible), legsies (pour les images des jambes allongées devant soi ou des orteils en éventail), etc.

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Sans être rigides, les règles du genre sont relativement simples et désormais bien établies : qu’il soit pris à bout de bras ou réalisé avec l’aide d’un miroir, le selfie laisse généralement apparaître les indices de son autoproduction (soit que le bras soit lui-même visible, soit que l’appareil de prise apparaisse dans le miroir, par ex.). Il s’agit effectivement d’une image dont l’authenticité découle directement de sa réalisation personnelle, apparente dans le cadre. Autre effet inévitable et apparemment assumé : le dispositif technique et gestuel implique une déformation assez importante des perspectives, provoquant un effet « grosse tête » ou « gros nez » naturellement atténué par le choix de la contre-plongée (tenir son bras plus haut que soi et pencher le menton vers le bas). Ce dispositif plutôt minimal a rapidement contaminé les foules et les grands de ce monde s’y sont mis à leur tour. Aujourd’hui, même les cosmonautes prennent des selfies. Les stars l’ont adopté ; certains en abusent presque : on pense à Rihanna ou à Justin Bieber. Les sportifs en font (Usain Bolt), les politiques aussi (Nadine Morano). Michelle Obama a fait récemment des selfies remarqués avec son chien.

Dans « Le selfie, image iconoclaste2 » (texte publié sur son carnet de recherche en ligne le 14 février 2014, André Gunthert revendique – à contre-courant des déclarations les plus fréquentes sanctionnant le genre – la fonction délibérément irrévérencieuse et perturbatrice de normes du selfie, reprenant le cas du cliché polémique réalisé par le journaliste du Monde Thomas Wieder lors de la rencontre entre Barack Obama et François Hollande aux USA. Et d’y associer d’autres types de selfies apparemment malvenus et qui ont fait parler d’eux sur la scène médiatique (pour avoir été pris devant des monuments aux morts ou lors d’enterrements), ainsi que des productions parodiques (les faux touristes) ou militantes. Partant de ces exemples, Gunthert défend le selfie du sérieux des autoportraits plus classiques, montrant qu’à son endroit « circule le message joyeusement iconoclaste du renversement des hiérarchies les plus solides ».

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1 http://www.huffingtonpost.fr/2013/11/17/selfie-pourquoi-entendre-parler_n_4283308.html

2 http://culturevisuelle.org/icones/2939

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