Selfie : #moi, #moi-même et le musée

Spécialiste de la mise en culture des sciences par les musées, et tout particulièrement des outils fournis par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, Mélanie Cornélis revient sur les questions que cette tendance soulève : « Le selfie n’est qu’une catégorie au sein d’un ensemble plus vaste, qui regroupe les photographies prises par les visiteurs dans les musées. Cette pratique, qui suscite la polémique dans certains musées (et notamment les musées nationaux en France où la photographie est interdite), est majoritairement le fait d’un public jeune, notamment adolescent. Pour ce public, qui globalement est peu friand de musées, le selfie permet de s’approprier l’exposition qu’il visite en usant des codes qui sont les siens. Se montrer au musée, que son contenu ait retenu leur attention ou pas, témoigne d’un positionnement symbolique au sein de la société. »

 

... et que le musée « me » met en scène

 

anonymeMET NoaZahaviMET AnonymeAberdeen
Selfies anonymes, MET New York (2 premiers), Université d'Aberdeen (dernier). Photos DR.

 

museumselfieConscients des possibilités d’interaction avec le public qu’offre le selfie, certains musées tentent de les exploiter en tant qu’outil de communication. Les visiteurs sont ainsi invités à se prendre en photo au cœur des collections, et les clichés sont ensuite diffusés par l’institution elle-même : le NCMA (North Carolina Museum of Art), par exemple, dédie un espace sur Pinterest aux selfies qui tirent parti de son architecture moderne et miroitante. Cette volonté de promotion – et de dépoussiérage de l’image traditionnelle du musée – se reflète aussi dans l’initiative « Museum Selfie Day ». Mise en place le 22 janvier dernier par le collectif Culture Themes, cette journée incitait les internautes à diffuser sur Twitter des clichés de leurs pérégrinations muséales, anciennes ou récentes, sous le hashtag #MuseumSelfie.

Un selfie original, pris au MET de New York
lors du Museum Selfie Day

 

Approfondissant encore cette démarche, quelques institutions vont jusqu’à inclure le selfie dans leur scénographie, comme le Grand Palais lors de Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art. Accessible en 2013, cette exposition d’art contemporain proposait, par le biais d’une application spécifique, une expérience participative : le visiteur pouvait, pour une sélection d’œuvres donnée, y associer sa contribution sous forme de photographies ou de vidéos. En fin d’exposition, un mur d’images exposait les différentes interactions, parmi lesquelles se glissaient de nombreux selfies.

 

KennardAu-delà de la prise en compte du selfie dans les stratégies marketing du secteur culturel se pose également la question de l’autoportrait numérique comme objet exposable et exposé. Lors de la Biennale d’art contemporain de Lyon en 2013, il a constitué le socle d’une performance artistique singulière, Disembodied selfie : au fur et à mesure de ses déambulations parmi les œuvres de la Biennale, un homme immortalisait frénétiquement son effeuillage progressif. Chorégraphiée par l’artiste Xavier Cha, cette œuvre vivante n’est pas la seule réflexion développée par la sphère artistique sur le selfie. La même année, Londres a accueilli, à l’occasion de la Moving Image Contemporary Art Fair, l’exposition National Selfie Portrait Gallery : une vingtaine d’artistes y présentaient de courtes vidéos centrées sur la thématique du selfie, l’inscrivant dans la lignée de l’autoportrait en peinture.

Ainsi, cet acte a priori banal est revendiqué par certains, sinon comme une démarche artistique à part entière, à tout le moins comme un geste à interroger. En 2005, les artistes contestataires Peter Kennard et Cat Phillips créent Photo Op, un photomontage de Tony Blair prenant un selfie devant un champ pétrolifère irakien en feu. Créant rapidement la polémique, ce détournement de l’autoportrait digital est récupéré l’an dernier par l’Imperial War Museum de Manchester, dans le cadre d’une exposition sur la photographie de guerre – récupération qui assure par la même occasion une belle couverture médiatique à l’événement.

Copie écran du site New Statesman
 

Qu’il soit considéré comme un outil de promotion, une mise en scène de soi ou encore comme une œuvre d’art, le selfie s’affiche aujourd’hui résolument dans le monde culturel. Où il ne fait pas forcément l’unanimité. Certes, ces autoportraits satisfont dans certains cas la volonté des musées d’interagir avec le public et de rajeunir leur image. Mais comme le souligne Mélanie Cornélis, ils soulèvent aussi des questions quant à leur lien réel avec les collections : le selfie est-il vraiment le lieu d’un dialogue entre le visiteur et le contenu muséal, ou l’expérience s’efface-t-elle au profit de la médiatisation du « moi » ?  

 

 

Julie Delbouille
Août 2014

 

 

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Julie Delbouille est journaliste indépendante, diplômée en Histoire de l'art et en Médiation culturelle.

 

microgrisMélanie Cornélis est muséologue. Ses recherches doctorales portent sur la  « mise en culture des sciences » par les musées wallons. Actuellement, ses travaux concernent notamment les études de publics à la Maison de la Science ULg.

 

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