Faire le bon choix
Le croirait-on ? Cette analyse de London a été publiée en septembre 1902. À cette date, Louis Amstrong n’a encore que deux ans. Un demi-siècle plus tard, il livrera dans ses mémoires4 un témoignage très pittoresque sur sa jeunesse et le début de son parcours artistique, qui coïncide, comme on le sait, avec la naissance du jazz.
Amstrong voit le jour dans un quartier populeux de La Nouvelle Orléans, ville où, certes, de la musique résonne à chaque coin de rue, mais où a priori rien ne le destine à devenir un artiste mondialement connu. Encore enfant, il est obligé de travailler pour contribuer à l’entretien de la famille. Dans ces rues « où grouillent des gens d’église, des joueurs, des flambeurs, des souteneurs au petit pied, des voleurs, des prostituées, des nuées d’enfant », rien d’étonnant si le petit Louis en arrive à commettre quelques incartades qui lui valent des ennuis avec la police et le conduisent dans une maison de correction. Ce sera sa chance, puisqu’il y apprendra à jouer du cornet.
L’une des occasions les plus fréquentes, à l’époque, de faire de la musique, ce sont les enterrements. Les orchestres accompagnent les défunts jusqu’à leur dernière demeure, sur des rythmes lents et solennels, dans la douleur et les lamentations des proches. Mais dès qu’ils ressortent du cimetière, ils transforment leurs marches funèbres en allègres déambulations à travers les rues. Et la fête, dès lors, peut commencer.
Le jeune Amstrong fera ses premières armes avec ces orchestres de quartier, qui sont composés d’autodidactes comme lui. Il n’est encore qu’un musicien occasionnel, intermittent dirait-on aujourd’hui, obligé de multiplier les petits boulots alimentaires. Ainsi, pendant des mois, il sera « charbonnier », marchand de charbon ambulant, métier qu’il poursuit tout en jouant « de temps en temps pour des soirées, des enterrements, des parades publicitaires annonçant des combats de boxe, des danses ou des pique-niques, sans compter les parades de rue du dimanche. » Au bout du compte, reconnaît-il, il s’agit d’une vie plaisante et plutôt lucrative : « Je me faisais pas mal d’argent, pour mon âge du moins. »
Mais il ne se contente pas de cette situation. Il en veut et sait ce qu’il veut : « Lorsque Fate Marable vint me demander de me joindre à son orchestre, je sautai sur l’occasion. Je jugeais – et avec raison – que c’était un avancement dans ma carrière musicale. Il fallait savoir lire la musique car les membres de l’orchestre, contrairement à ceux de Kid Ory, déchiffraient couramment. C’était formidable, à mon avis, d’être dans l’orchestre d’Ory, mais celui de Fate Marable était un pas en avant pour un jeune qui avait les plus grandes ambitions musicales. (…) Les musiciens de Fate jouaient les dernières nouveautés, car il leur suffisait de faire venir les partitions ; leur répertoire était donc plus vaste (…) Quant à moi, je savais déjà jouer d’oreille et voulais être capable de tenir aussi ma partie dans un orchestre qui déchiffrait. Quand on se met à la musique, il est bon de savoir tout faire. »
Son évolution ne sera pas seulement d’ordre quantitatif (plus d’argent, de succès, de reconnaissance). Elle se traduira surtout en termes qualitatifs. D’abord exécutant d’une musique fonctionnelle, qui se joue dans un rapport de grande proximité au public, Louis Amstrong se transformera progressivement en l’un des grands créateurs du 20e siècle, amené à interpréter ses propres compositions dans les salles les plus prestigieuses.
Le récit de ses jeunes années, qui nous ramène à la fin de la Première Guerre mondiale, résonne encore de façon très actuelle. Le parcours qu’il décrit ressemble en effet à bien des égards à celui qu’empruntent encore aujourd’hui beaucoup de musiciens populaires5. S’y manifeste une tension très vive entre la nécessité de gagner sa vie par les moyens les plus divers, dans un milieu social particulièrement misérable, et l’appel irrésistible à faire de la musique en toutes circonstances. Un de ses aspects les plus intéressants est la description des détours que le trompettiste a dû emprunter, volontairement ou non, pour arriver à se former.
Se lancer
Aujourd’hui encore, l’autodidaxie reste une pratique fréquente. « L’artiste découvre, nourrit et développe sa vocation grâce à la pratique intensive de la musique avec ses pairs. L’école est jugée secondaire dans la construction de cette vocation au regard des expériences musicales qui façonnent le musicien, sa personnalité, son style », écrit la chercheuse française Laetitia Sibaud dans « L’art et la manière. Pourquoi et comment devient-on artiste6 ». Une analyse que confirme par son témoignage un jeune plasticien, Frédéric Platéus : « Je suis complètement autodidacte. Je me suis formé à travers la rencontre avec différentes personnes et aussi avec mon frère, Benoît Platéus, qui est artiste plasticien et qui a fait les Beaux-Arts. (…) Je n’ai jamais ressenti le besoin de faire une formation. »
Cette confidence, comme l’analyse de L. Sibaud, prend place dans un livre collectif publié par le bureau d’études de SMart, sous le titre de Se lancer dans un parcours artistique7. Ce nouveau volume de la collection « Les métiers de la création », qui en compte déjà trois autres8, se propose de cerner la problématique de l’entrée dans les métiers de la création à travers un quadruple questionnement :
- Comment devient-on artiste ?
- Quelles aides pour se lancer dans un parcours artistique ?
- L’entrée dans le parcours professionnel, une période décisive ?
- Connaître le contexte pour mieux se lancer ?
En un savant dosage d’approches théoriques, d’informations pratiques et de témoignages, cet ouvrage touffu permet de cerner par touches successives la manière dont se construit une identité d’artiste. En filigrane transparaît l’idée que le parcours artistique s’apparente à un apprentissage permanent où rien n’est jamais acquis. Au bout du compte, l’artiste apparaît comme le fruit de son œuvre. Parmi les activités professionnelles, n’est-ce pas celle qui s’apparente le plus au métier de vivre ?
Carmelo Virone
Septembre 2014

Carmelo Virone est chargé du développement de la cellule Éducation permanente au sein de SMartBe. Écrivain, traducteur, essayiste, critique littéraire et critique d'art, il a été longtemps rédacteur en chef du bimestriel de littérature belge Le carnet et les instants.
5 Voir notamment Marc Perrenoud, Les musicos : enquête sur des musiciens ordinaires, Paris, La Découverte, 2007.
6Laetitia Sibaud, « L’art et la manière. Pourquoi et comment devient-on artiste » in Collectif, dir. Bureau d’études de SMart, Se lancer dans un parcours artistique, coéd. SMart –Les impressions nouvelles, Bruxelles, 2014, p. 33.
7 Collectif, dir. bureau d’études de SMart, Se lancer dans un parcours artistique, coéd. SMart –Les impressions nouvelles, Bruxelles, 2014.
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