Comme le premier amour, l’entrée dans la vie professionnelle représente un moment clé dans une vie d’homme ou de femme : découverte du monde du travail, de ses usages et de ses contraintes, grandes espérances ou petites déceptions, liberté que donne le premier argent gagné et dépensé… Ce passage se traduit-il de la même façon chez les artistes que dans les autres métiers ?
Si, pour beaucoup, l’accession à la vie active repose sur un processus aisément cernable (fin d’une formation qualifiante, obtention d’un diplôme, stages d’embauche, premier contrat…), il n’en va généralement pas de même pour les artistes. On peut en effet exercer une activité artistique de façon tout à fait experte ou obtenir l’estime des connaisseurs, sans pour autant avoir suivi une formation spécifique, sans avoir jamais signé le moindre contrat ni encore gagné un centime avec son art. Il n’y a pas de voie toute tracée en la matière. Soumis à une concurrence particulièrement forte1 sur un marché du travail où, a priori, personne ne les attend, les artistes, interprètes comme créateurs, sont constamment confrontés aux incertitudes du lendemain. On se rappelle à cet égard la chanson de Léo Ferré La vie d’artiste, écrite en 1950 :
Cette fameuse fin du mois
Qui depuis qu’on est toi et moi
Nous revient sept fois par semaine
Et nos soirées sans cinéma
Et le succès qui ne vient pas
Et notre pitance incertaine
L’offre artistique croit plus vite que la demande et se disperse très inégalement sur les candidats à une carrière, résume Pierre-Michel Menger2. Ce qui conduit à des réussites éclatantes mais aussi à d’inévitables échecs. Une inégalité dont Charles Aznavour a magnifiquement évoqué le drame dans « Je m’voyais déjà » (1960) :
À dix-huit ans j'ai quitté ma province
Bien décidé à empoigner la vie
Le cœur léger et le bagage mince
J'étais certain de conquérir Paris
(…)
J'ai tout essayé pourtant pour sortir du nombre
J'ai chanté l'amour, j'ai fait du comique et d'la fantaisie
Si tout a raté pour moi, si je suis dans l'ombre
Ce n'est pas ma faut' mais cell' du public qui n'a rien compris. »
Passer du cœur à l’estomac
Sublimées, les difficultés de survie rencontrées par l’artiste peuvent donner naissance aux images de la bohème – et sa marginalité mythifiée, dont Rimbaud fournit l’archétype : « Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées /Mon paletot aussi devenait idéal… »
Elles ont suscité aussi des approches plus pragmatiques, comme le montre tel texte de Jack London à propos de l’aspirant écrivain :
« De nos jours le candidat littérateur, ou plutôt le candidat artiste littéraire, ou plutôt encore le candidat artiste littéraire ayant un ventre plein d’activité et une bourse vide, se trouve en face d’un paradoxe criant. Comme il est un candidat, il est incontestablement un homme qui n’est pas arrivé et un homme qui n’est pas arrivé n’attire pas la popularité. Comme il est un homme, et que sa bourse est vide, il doit manger. Comme il est un artiste, en possession d’une véritable âme d’artiste, son plaisir consiste à épancher dans des textes la joie dont son corps déborde. Et voici le paradoxe devant lequel il se trouve et qu’il doit résoudre : Comment et de quelle façon doit-il chanter la joie de son cœur pour qu’une fois imprimé, ce chant lui fasse gagner son pain ? (…)3 »
Le romancier américain ne donne pas de solution mais, dans des pages d’une remarquable perspicacité, il explique les difficultés qu’on rencontre à vouloir développer une œuvre ambitieuse dans un monde « étrangement et impitoyablement opposé à cette opération qui consiste à échanger la joie de son cœur contre la satisfaction de son estomac ». Un monde où « les valeurs profonde de la vie sont aujourd’hui exprimées en argent ».
Aux États-Unis, à l’époque, la première source de revenus pour un écrivain repose sur la publication dans la presse périodique. C’est là que les auteurs font leurs premières armes, c’est par ce biais qu’ils peuvent espérer des rentrées régulières, pour chaque texte accepté par la rédaction. D’où le risque d’être soumis à des contraintes commerciales susceptibles d’affecter leur travail artistique.
La description par London du fonctionnement de la presse de son temps s’appliquerait parfaitement aux médias actuels :
« La publicité fait rentrer l’argent, le tirage amène la publicité, le magazine amène le tirage. Problème : que doit-on imprimer dans un magazine qui amène un gros tirage, qui amène la publicité, qui fasse rentrer l’argent ? Voilà pourquoi le rédacteur en chef est dominé par le directeur commercial attentif au tirage (…) Si bien que le rédacteur en chef imprime dans les pages de son magazine ce qu’un grand nombre de gens ont envie de lire. Il n’imprime pas ce qu’ils devraient lire, car sa fonction consiste à être complice, non éducateur. »
Pour les écrivains, la conséquence est implacable : « La grande masse les nourrit et quiconque nourrit un homme devient son maître. Et en leurs qualités de maîtres, ceux qui appartiennent à cette grande masse, vu leur appréciation simpliste de la littérature, exigent une littérature simpliste. » Comment dès lors arriver à se faire connaître sans renoncer à ses exigences esthétiques ? That’s the question !
1 Pour ne citer qu’un chiffre : 350 étudiants sortent chaque année des écoles supérieure des théâtre en Belgique francophone (Chiffre cité par Benoît Vreux, directeur du Centre des Arts scéniques in Collectif, Se lancer dans un parcours artistique, Bruxelles, coéd. SMart –Impressions nouvelles, 2014, p. 143).
2 P.-M. Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, HESS-Gallimard-Seuil, 2009.