Les déterminants d’un parcours durable : nécessaires, mais pas suffisants
Menger répond à la question « Quels sont les facteurs susceptibles de faire et de défaire un parcours artistique ? » de la manière suivante : « La réussite dépend de l’artiste lui-même ; elle dépend de l’environnement de son activité et des conditions (matérielles, juridiques, politiques) dans lesquelles son travail est entrepris ; elle dépend de la qualité du travail de l’équipe qui s’affaire dans le projet échafaudé pour créer une œuvre ou un spectacle ; elle dépend de l’évaluation de ceux (pairs, professionnels, consommateurs profanes) qui reçoivent l’œuvre achevée10. » Nous avons traité des trois premiers facteurs dans les pages qui précèdent ; il est toutefois impossible de dresser une liste exhaustive des déterminants. C’est précisément pour cette raison que le quatrième facteur de Menger – l’influence des personnes qui reçoivent l’œuvre achevée – gagne en importance. Même si l’artiste réalise une bonne performance au regard des déterminants décrits ci-dessus, d’innombrables circonstances imprévues, comme la rencontre fortuite d’une personne au bon moment et au bon endroit, peuvent élargir considérablement ses débouchés. À côté de la considération des acteurs du champ culturel, concurrents stratégiques qui jouent toujours des coudes, le hasard pèse souvent plus fort dans la balance que la stratégie. Si rationnelle la stratégie d’un parcours durable dans le secteur artistique et créatif puisse-t-elle être, le talent (qui est peut-être le déterminant le plus important) et l’influence des caractéristiques sociales, relationnelles, culturelles et économiques fondamentales décrites ci-dessus, sur lesquelles on n’a pas toujours prise, joueront toujours un rôle. Certes, tout projet artistique résulte de circonstances prévues et imprévues, mais ce qui est sûr, c’est que les choix que les artistes et les travailleurs de la création font au début de leur parcours auront une influence sur leur réussite ultérieure. Ce que les économistes qualifient de « path dependency » (dépendance au chemin emprunté) s’applique donc tout autant au « chemin » du travailleur de la création. En bref, tout parcours artistique est soumis à une certaine forme de détermination ; Dujardin et Rajabaly11 ont déjà démontré que l’âge, le lieu de résidence, le sexe, les revenus annuels, le nombre annuel de jours prestés, les fonctions, le nombre de clients et l’ancienneté de l’affiliation à SMart varient aussi parmi les prestations et les projets artistiques de nos membres. Ce sont précisément ces variables qui joueront un rôle de premier plan dans la recherche que nous réaliserons sur les déterminants des parcours des artistes et des travailleurs de la création.
Se lancer, un parcours du combattant
Se lancer dans les métiers de la création comporte donc de nombreux risques, les chances de réussir sont faibles. Quand un artiste ou un travailleur de la création démarre son parcours, il n’a en effet aucune garantie de pouvoir s’installer durablement dans son secteur. La concurrence accrue, la flexibilité des relations d’emploi, la fluctuation des revenus, la consécration qui ne vient pas sont autant d’obstacles à surmonter. L’insertion dans les métiers de la création représente donc une phase délicate qui s’apparente à bien des égards à un parcours du combattant.
Aucun titre spécifique n’est exigé pour se lancer dans le secteur artistique et créatif. Le diplôme, en particulier, joue un rôle moins déterminant que dans d’autres secteurs d’activités. Il n’y a pas non plus de procédure de sélection à l’embauche comparable à celle qui se pratique habituellement sur le marché du travail salarié. La formation (que ce soit dans une école d’art, via des stages, des cours particuliers ou de manière autodidacte) revêt néanmoins pour l’artiste ou le travailleur de la création une grande importance tout au long du parcours professionnel, à travers l’apprentissage de nouvelles techniques et compétences artistiques. Les écoles et structures de formation artistiques servent également de porte d’entrée vers le monde professionnel. La période préalable au parcours proprement dit, à savoir l’initiation à la pratique artistique ou créative ainsi que la socialisation par les pairs et la famille notamment, permet aussi l’acquisition d’un savoir-faire et influence le parcours de l’artiste ou du travailleur de la création. On peut supposer que ce dernier appréhende sa trajectoire différemment en fonction de son origine sociale, de son éducation, de sa participation à des activités artistiques ou créatives au cours de sa jeunesse, etc.
La date du premier contrat rémunéré peut être prise comme repère pour marquer le début du parcours professionnel. L’insertion dans les métiers de la création s’effectue ensuite par tâtonnements. Peu à peu, l’artiste ou le travailleur de la création apprend les ficelles de son métier et peut éventuellement se spécialiser dans un créneau particulier. Il étoffe également son portefeuille de clients, travaille de manière récurrente avec certains d’entre eux et accumule des ressources (compétences, réseaux et réputation) qui seront capitales pour le développement futur de son parcours professionnel. Un des enjeux majeurs pour l’artiste ou le travailleur de la création en début de parcours est de rendre son travail visible et de se démarquer de ses pairs. Avec la généralisation du travail par projet, un autre défi est d’enchaîner un nombre suffisant de contrats sur l’année pour se faire une place dans son secteur, voire tenter d’accéder à la « protection de l’intermittence » (pour les artistes qui peuvent y prétendre), afin de poursuivre son activité à plus long terme.
© limaje - Fotolia.comComme on l’a vu précédemment avec la notion de « path dependency », les premières années dans le métier sont cruciales et constituent une période critique car elles déterminent le maintien ou non sur le marché du travail artistique et créatif. Seul un nombre restreint d’artistes et travailleurs de la création y « survivent » et parviennent à s’inscrire de manière durable dans son champ. À titre indicatif, une enquête sur les musiciens interprètes en France montre que 23 % des musiciens quittent le secteur pendant les deux premières années de leur parcours professionnel ; ce pourcentage s’élèverait à 30 % pour les comédiens et atteindrait près de 48 % chez les danseurs. Une autre enquête auprès de plasticiens (diplômés d’écoles artistiques en Flandre et aux Pays-Bas) parle également d’un « effet d’extinction ». Cette étude révèle que près de 60 % des plasticiens interrogés ont arrêté leur activité artistique au cours des quatre années suivant la fin de leur formation, pour des raisons économiques, familiales ou par découragement face aux difficultés d’insertion dans le milieu artistique. À noter : la qualité du travail, évaluée par la confrontation avec soi-même, ses pairs ou le marché (clients et public), joue également un rôle dans la continuité de l’activité. Une qualité jugée insuffisante entraîne généralement un abandon du travail mené par l’artiste ou le travailleur de la création.
Dans le contexte actuel, le choix de se lancer dans les métiers de la création peut paraître aventureux. Cependant, l’attrait du travail créateur (comme le qualifie Menger) réside en grande partie dans la satisfaction qu’il procure à ceux qui le pratiquent. Plus qu’une profession, on parle généralement de vocation. Le travailleur de la création est souvent motivé par l’objet même de son activité et par son aspect créatif, sans nécessairement en attendre un retour direct en termes de rétributions. Le travail créateur n’offre donc pas uniquement une valorisation financière mais aussi symbolique : par l’expression de soi au travers de la pratique de son art, par l’aspect non routinier du travail ou encore par la reconnaissance des pairs, de la critique voire même du public.
Ainsi, l’insertion dans les métiers de la création constitue une période de transition durant laquelle l’artiste ou le travailleur de la création se confronte aux (dures) réalités de son secteur. D’abord, ce dernier se mesure à son propre projet, en le définissant et en l’expérimentant, et détermine le champ dans lequel il souhaite faire évoluer son activité artistique ou créative. Ensuite, pour exercer son activité dans la durée et éviter de mettre prématurément un terme à son parcours, le travailleur de la création doit avant tout renoncer à sa vision idéalisée de la vie d’artiste et réduire ses aspirations, notamment par rapport à ses rêves de gloire, pour se concentrer sur les opportunités auxquelles il peut réellement accéder à ce stade peu avancé de sa trajectoire. Lors de son insertion, l’artiste ou le travailleur de la création doit également apprendre à gérer des points de tensions entre certaines de ses valeurs et une série de contraintes auxquelles il est soumis dans son travail. Ces tensions se situent notamment au niveau de la gestion des réseaux dans l’opposition entre l’authenticité et l’instrumentalisation des relations. De même, au niveau de la définition du projet artistique ou créatif, l’artiste ou le travailleur de la création fait face au choix de créer en dehors de toutes contraintes ou de se conformer à des exigences financières et publiques pour « vendre » son travail. Il oscille aussi entre l’espoir de réussite et la question d’une reconversion ou d’un abandon face à des conditions de travail difficiles, voire précaires. Enfin, l’articulation entre vie privée et vie professionnelle peut également être source de tensions.
Certains indices démontrent si l’artiste ou le travailleur de la création est en bonne voie dans son processus d’insertion professionnelle, comme le fait d’être contacté par des clients pour des contrats sans les avoir sollicités, le fait de refuser des contrats dont les conditions (artistiques ou financières) sont jugées insatisfaisantes ou en raison d’un agenda trop chargé, le fait aussi de générer de l’emploi pour ses pairs (en les engageant sur certains projets ou en faisant appel à eux pour des remplacements) ou encore le fait d’accéder à la « protection de l’intermittence » (à nouveau uniquement pour les artistes qui peuvent y prétendre). Dans ces circonstances, l’artiste ou le travailleur de la création est alors moins contraint de « courir le cachet », d’accepter tout contrat qui se présente à lui (peu importe les conditions de travail ou l’absence de rémunération) ou de mobiliser continuellement ses réseaux pour ne pas tomber dans l’oubli.
Rien n’est toutefois acquis pour ceux, peu nombreux, qui parviennent à clarifier leur projet artistique ou créatif et qui franchissent le cap des premières années d’insertion dans leur secteur. Évoluer dans un environnement incertain tel que celui des métiers de la création nécessite, tout au long de son parcours, de jongler avec la flexibilité des relations d’emploi et une recherche de stabilité et de sécurité (au travers notamment de la diversification des activités ou de la fidélisation de certains clients).
Anne Dujardin et Louis-Henri Volont
Septembre 2014
Anne Dujardin et Louis-Henri Volont sont chercheurs au bureau d’études de l’Association professionnelle des métiers de la création – SMart