Retrouvailles à vélo avec Dick Annegarn

annegarnLe nouveau CD de Dick Annegarn, Vélo va, offre à son auditeur, à travers un bel échantillon de dix chansons, un aperçu des différentes facettes de l’art de l’auteur-compositeur-interprète. On a envie de s’exclamer : « C’est tout lui ! », non seulement parce qu’on le reconnaît aussitôt (« C’est bien lui ! »), mais aussi parce que toute la palette de l’artiste est ici exploitée, alors que les albums précédents avaient tendance à se concentrer sur une seule de ses couleurs. Il s’ensuit un album passionnant, qui ne livre ses secrets que petit à petit, au fil de nombreuses écoutes.

La pochette illustre les contrastes structurant l’album : sur un fond noir se détache le visage de profil du chanteur, qui apparaît avec une barbe grisonnante, la bouche entrouverte, les yeux brillants sous de profonds sourcils froncés, comme s’il affrontait du regard une lumière existentielle étincelant hors-champ. À cette gravité s’oppose le titre du disque, écrit en blanc sous le nom du chanteur, dans une police de caractère très sobre : « Vélo va », titre léger, reposant sur deux mots brefs commençant par la même consonne, deux mots enfantins, connotant le mouvement, l’allégresse et la vie.

Du point de vue musical également, Vélo va est très riche et très nuancé. Deux titres sont dépouillés à l’extrême (« Prunes » et « Brahim Alham ») et deux autres sont orchestrés fastueusement autour d’un quatuor à cordes (« Karlsbad » et « Un enfant »). Si certaines mélodies sont franchement entraînantes (« Bonjour »), d’autres s’avèrent plus intérieures et plus intimistes (« Piano dans l’eau »). La lumière et la gaîté (« Vélo vole ») laissent parfois place à la pénombre (« Pire »). On compte ici, au total, une vingtaine d’instruments différents : au trio habituel guitare/basse/batterie s’ajoutent le banjo et la mandoline, le violon, l’alto et le violoncelle, la contrebasse, le vibraphone, la caisse claire, le piano, l’accordéon, la harpe, l’orgue farfisa, la flûte à bec, les bongos, le bendir, le marimba et… la sonnette à vélo. Et la voix de Dick Annegarn se marie chaque fois à ces différentes tonalités : quoi qu’il en soit, ce chanteur-là chante toujours et ne se contente jamais de spoken words.

Quant aux textes, comme ils sont a priori assez concordants avec la musique, ils présentent la même variété qu’elle : optimisme pétillant de « Vélo vole » face au pessimisme crépusculaire de « Pire », sur lequel se referme le disque. Et l’on retrouve dans cet album les qualités habituelles de l’écriture d’Annegarn : des textes d’abord sonores et musicaux, qui se caractérisent par une grande liberté syntaxique et par de nombreux jeux de mots. Ainsi se rencontrent dans ces chansons des paronomases comme « prune drupe », « petite pépite », « cinglent les cymbales », « scient les cithares » ou « Sac ni ressac », des mots qui semblent se répondre en miroir comme « rencard à Karlsbad » et de belles suites d’assonances et d’allitérations : « Vélo va, vélo vole / La voie va où vélo va / Vélo vire vélo volte / Où va la vie vélo va ».

Cependant, quand on réécoute l’album, un écart semble se creuser entre la musique et les paroles : plus d’un texte paraît à double entente. Dès la première chanson, Dick nous prévient qu’il ne faut pas se fier aux apparences : parlant de lui à la troisième personne, il rejette avec nuance son ancienne image : « Tu n’as pas l’allure d’un baba, tu n’es pas si cool / Même si tu prônes l’armistice. » Ensuite, non seulement la gentille « Prune » cache le double sens érotique que l’on devine, mais des chansons aux airs entraînants renferment des phrases peu euphoriques : ainsi, dans l’enthousiaste « Bonjour », entend-on « Vivre vieux, vivre bien, vivre loin, impossible. / Personne ne sortira d’ici vivant, peu probable. » Et l’humanisme antiraciste de « Brahim Alham » se termine par un lugubre « Paix à son âme ». L’inverse n’est pas vrai : les chansons aux tonalités musicales sombres ne contiennent pas de phrases rigolotes, mais bien des vers comme « Pire, je m’attends au pire » (« Pire ») ou « La vie m’ennuie, l’amour me fuit / La mort me suit, la vie me tue » (« Karlsbad »). Le contraste entre le noir et le blanc ne se traduit donc pas par du gris, mais par une lente victoire du noir.

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit cependant pas d’un disque dépressif, amer ou défaitiste. Au contraire, il est énergique, ardent et coloré, plein de cette « vitalité désespérée » chère à Pasolini. Mais il s’en dégage une forme de profondeur obscure, qui, pour n’être pas neuve dans l’œuvre de Dick Annegarn, trouve ici sa plus juste expression.

La chanson la plus belle et la plus nuancée est, à mon goût, « Un enfant ». La musique est ample, presque romantique, et la voix de Dick présente des accents mélancoliques, même lors de la première strophe, qui raconte pourtant une rencontre heureuse avec un enfant. Celle-ci appelle cependant une série de questions angoissées qui traduisent une forme de doute par rapport à la possibilité d’un bonheur innocent : « Qu’ai-je donc fait pour mériter tant de tendresse ? » Or, le tour « Qu’ai-je donc fait » introduit en général une exclamation plaintive du type « Qu’ai-je donc fait au bon Dieu pour mériter cela ? » Une série d’interpellations dans cet esprit ne tarde guère à se faire entendre dès le refrain suivant : « Qu’ai-je donc fait pour valoir l’hostilité ? Qu’ai-je donc fait pour valoir l’inimitié ? Qu’ai-je donc fait pour valoir cette bagarre ? »

La force d’une telle chanson tient en partie dans l’absence d’affirmation : le chanteur pose des questions sans y répondre, laissant ce soin à l’auditeur. S’il approfondit son propos, à aucun moment, il ne prêche ni ne prône. Son art verbal est fait d’un mariage d’une forme qui s’affirme par des jeux de mots bruyants et d’un contenu tout en nuances et en interrogations. À rebours de Picasso qui prétendait « Je ne cherche pas, je trouve », Annegarn écrit, dans cet album ouvert, des chansons à la recherche d’elles-mêmes : « je cherche une chanson qui me ressemble / je cherche je cherche une chanson qui nous rassemble » (« Je cherche »).

Mais « Un enfant » contient aussi la phrase : « Un savant, un savant me scrute, pour me dire d’abandonner la lutte. » Sans oser prétendre ici au titre de « savant », je ne vais pas scruter plus longtemps ce beau disque et vais « abandonner » sans tarder ma « critique », non sans répondre au chanteur que, si je l’ai écouté avec attention, ce n’est certainement pas pour lui dire d’« abandonner la lutte » : continue, Dick !

 

Laurent Demoulin
Juillet 2014

 

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 Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 


 

Le site web : http://annegarn.free.fr/

 Vidéo : Vélo vole
Vidéo teaser Karlsbad
Vidéo Piano dans l'eau (acoustic)

 

Prochains concerts :

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01/10/14 Kremlin Bicêtre (94) Festival Val de Marne
04/10/14 Noisiel (77) Auditorium J. Cocteau
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26/10/14 Paris (75) Théâtre du Rond-Point
04/11/14 Lille (59) Théâtre Sébastopol