La « langue qui goûte ». Manger marocain(s) en Italie

La route des épices. Trajectoires du sens

Une telle mobilité implique donc préparations et objets, mais aussi des ingrédients spécifiques : en premier lieu les épices. Même dans le garde-manger de Kalila, une jeune femme en Italie depuis l’enfance qui se définit pour différentes raisons comme une « marocaine atypique », ne peut en manquer : « […] j’ai toutes les épices, que je ne connais pas toutes, je suis sincère, mais bon, en tant que marocaine, ma mère quand je vais chez elle, elle me donne les épices et moi je les mets là, toutes colorées ! J’ai le rouge, le jaune… tout ! ». Cannelle, cumin, curcuma, gingembre, poivre, paprika, graines de sésame, coriandre, persil, graines d'anis, gomme arabique, safran et ras el hanut, un mélange mystérieux, sont principalement achetés par les femmes dans les marchés pendant leur vacances au Maroc, ou elles se les font envoyer par la famille ou les amis. Tous ceux qui n’ont pas la possibilité de se fournir en épices de cette façon (je ne fais pas seulement référence aux femmes marocaines mais aussi à tous ceux qui décident de cuisiner « arabe », pour eux ou pour les autres, chez eux ou dans des lieux publics), ont recours aux bazars. Ils s’agit de magasins qui vendent des produits alimentaires ou non, provenant des pays arabes ou utilisés dans ces derniers même si produits ailleurs ; dans la plupart des cas, ils sont associés à des boucheries islamiques. Ces bazars constituent certains des nœuds d’une contemporaine « route des épices » qui assure l'approvisionnement constant de ces ingrédients essentiels de la cuisine marocaine.

Marche bazar

Marché marocain : Photo © Juan Caroles Jacome- Fotolia.   Bazar : Photo © Mariusz Prusaczyk -Fotolia
 

Comme l'a montré l’anthropologue Daniel Miller, la consommation et les pratiques matérielles sont significatives car elles permettent aux individus de participer activement à la réappropriation de leur propre culture (Miller 1987). Une conversation avec un distributeur milanais l'a confirmé. Il m’a révélé le dynamisme complexe qui caractérise la circulation des épices et des significats liées à celles-ci :  

«Les épices sont mondiales… seulement parce qu’on fait la culture qu’on doit écrire en arabe, parce que le marocain croyait qu’elles venaient du Maroc, mais les épices sont italiennes, tu comprends ? […] le poivre noir vient du Brésil, la paprika vient du Maroc et du Pakistan, le cumin vient de l’Égypte. Chaque article a sa provenance. C’est seulement la culture qui fait que quand on a quelque chose […] on écrit ingrédient en italien mais on écrit aussi en arabe, t’as compris ?»

Les épices parcourent donc des trajectoires différentes pour arriver dans les mains savantes des femmes marocaines, qu’importe l’endroit où elles se trouvent, lesquelles les combinent dans leurs préparations en suivant les règles d’une grammaire culinaire apprise et partagée. 

 

Manger l’Autre ou la nourriture comme lieu de rencontre

Si « cuisiner marocain » unit transversalement les migrantes considérées, « manger marocain » concerne beaucoup plus que leurs familles. La nourriture ethnique est un protagoniste central d’événements publics et, en conséquence, la gastronomie marocaine elle-même assume ce rôle. Dans les ainsi-nommées  fêtes interculturelles, mais aussi dans les cours de cuisine ethnique, par exemple, la connaissance de l’Autre passe par le palais, de façon à ce que d’éventuels conflits puissent être résolus via de diplomatiques questions de goût.

Varese2011 San Giovanni2011

Fête dans la province de Varese, mai 2011 - Fête interculturelle San Giovanni, mai 2011
 

Mais les dynamiques déclenchées sont bien plus complexes. D’une part, il est évident qu’un espace est concédé par les institutions aux pratiques de la diversité, pour qu’elles puissent se montrer ; toutefois cet espace, en étant établi rigidement, peut être facilement contrôlé. L’anthropologue Ruba Salih attire notre attention sur les risques de l’interculturalisme, qui se base sur une essentialisation des cultures, supposées être des isolats monolithiques et immuables ; il ne restitue pas du dynamisme qui les intéresse. Par conséquent, notamment en Italie, l’interculturalisme constitue un des instruments d’une politique de la différence : il a tendance à reproduire l’exclusion des migrants d’autres niveaux de la vie publique qui ne soient pas celui de l’échange interculturel.

Le salon chez MouniaD’autre part, les migrantes considérées offrent leur nourriture à la communauté majoritaire, en montrant la volonté de se faire « goûter », en racontant de soi ce qui s'avère inoffensif dans le procès de la très réclamée intégration. Mounia, en Italie depuis vingt ans, reproduit ces dynamiques dans sa propre maison : elle me raconte qu’aux amis italiens qu’elle invite régulièrement chez elle pour le souper, elle sert des savoureux tajines de poisson, plats consommés ensemble dans un salon meublé et décoré selon la tradition marocaine. Bâhirah elle-même, qui donne des cours de cuisine arabe organisés sous le patronage de la municipalité dans la ville de Sesto San Giovanni, met sur la table son savoir culinaire, à disposition de curieux aventuriers du goût.  

 

           Le salon chez Mounia

 

 

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