« Fous », « déments », « aliénés », « malades mentaux », « débiles » : autant de termes inspirant des réactions à la fois empreintes de curiosité, de fascination, de peur et de méconnaissance. Faisant de la folie sa matière première, le musée Dr Guislain, à Gand, décomplexifie cette thématique sensible en abordant de façon franche et sous un angle multidisciplinaire l’histoire intrigante — mais non moins captivante — de la psychiatrie, d’hier à aujourd’hui. Visiteurs, laissez-vous guider le temps de quelques heures dans une expérience muséale inédite, à en perdre la raison…
À l’écart des tumultes de la vie urbaine, s’élève dans la placidité de la périphérie gantoise une imposante bâtisse, un vestige du 19e siècle portant encore en silence les stigmates d’un passé à la fois riche et lourd. Derrière les briques rouges et jaunes plus que centenaires, se révèlent en effet quelques-uns des secrets de l’univers souvent caché et tu de la psychiatrie, dont les approches — parfois malheureuses — ont trop longtemps été confinées dans les pages honteuses et embarrassantes de l’histoire médicale. Ce complexe architectural à la configuration en carré, c’est celui qui abrita jadis l’« Hospice Guislain », premier asile psychiatrique de Belgique. Pour la petite histoire, cette institution — inaugurée en 1857 et placée sous l’égide de la congrégation des Frères de la Charité — cristallise les visions progressistes du Dr. Jozef Guislain (1797-1860), premier psychiatre officiellement reconnu comme tel des Pays-Bas méridionaux et dont la vie a été rythmée par un combat en faveur d’un traitement humanisé de la maladie mentale. Figurant parmi les premiers à considérer la folie comme une réelle maladie pouvant être traitée, ce pionnier de la psychiatrie moderne a libéré les « fous » du triste sort qui leur était jusque là réservé dans des asiles aux allures de prisons, où ils étaient enfermés et enchaînés, en leur offrant un environnement se voulant calme, paisible et tranquille, loin des influences jugées négatives de la ville. Si l’hôpital psychiatrique a été remanié au fil des décennies pour accueillir aujourd’hui quelque 200 patients, il se dote depuis 1986 d’un espace muséal d’envergure qui interroge les thématiques de la folie, de l’altérité et de la / l’(a)normalité et ce, au travers d’un parcours en trois temps alternant entre une collection permanente dédiée à l’histoire de la psychiatrie, une riche collection d’art outsider et des expositions thématiques temporaires.
L’histoire tourmentée et frissonnante de la psychiatrie
Des premières trépanations néolithiques aux pratiques d’exorcisme destinées à libérer le fou de prétendus esprits malins en passant par les premières thérapies aux propriétés bénéfiques parfois douteuses (qu’on se rappelle les chocs d’insuline et autres internements forcés), le Musée Dr Guislain balaie tous les tabous entourant l’histoire longue de la maladie mentale en retraçant dans un parcours chronologique les différentes approches de la folie qui se sont succédé au fil des siècles. La perspective franche et décomplexée adoptée par le musée trouve à s’incarner dans un corpus documentaire impressionnant et une scénographie immersive efficace, à grand renfort d’objets, vestiges d’une époque que l’on espère révolue : les chaînes des asiles lugubres d’hier, les outils chirurgicaux tenant plutôt d’instruments de torture et autres camisoles de force évoquent à eux seuls ces périodes sombres — et pourtant pas si lointaines — où l’homme ayant perdu la raison était perçu comme un être nuisible bon à enfermer, voire à persécuter. L’enveloppe architecturale de l’ancien « Hospice Guislain », avec ses dortoirs reconstitués à l’identique et ses hautes rampes en fer blanc laissées en l’état, sert quant à elle de témoin fidèle d’un chapitre de l’histoire de la psychiatrie, perpétuant jusqu’à aujourd’hui l’atmosphère austère et monastique de l’institution. Le musée consacre également une large tribune au médium photographique qui, depuis ses débuts, est étroitement associé à l’histoire de la psychiatrie. Les premiers portraits aux visées médicales censés étudier avec objectivité et rigueur les patients — jusqu’à créer des « types » physiques révélateurs de certaines pathologies — côtoient les séries de clichés exposant le quotidien des pensionnaires de l’hospice ainsi que des travaux plus contemporains aux desseins artistiques.
Quand art et folie se rencontrent
Institution consacrée à la folie sous ses multiples facettes, le Musée Dr. Guislain dédie une large aile du bâtiment au travail créatif et artistique marqué par la marginalité, au travers d’une riche collection d’art outsider. Les œuvres d’art outsider — dit aussi art brut — désignent des productions artistiques spontanées, fruits d’individus échappant au système, qu’il s’agisse de patients d’établissements psychiatriques, de personnes aux facultés intellectuelles limitées ou encore d’ermites vivant reclus de la société et de ses codes. Opérant dans l’ombre du circuit officiel de l’art, ces artistes d’un autre genre atteignent le public par leurs esthétiques hors normes et leurs imaginaires authentiques, avec une force expressive remarquable qu’ils convoquent dans leurs œuvres respectives. Sculptures, toiles, créations textiles et installations d’ampleur incarnent des univers toujours singuliers et uniques, intimement liés à l’histoire personnelle de leurs créateurs. Constituant un paysage artistique bigarré loin des étiquettes traditionnelles, l’art outsider offre au visiteur un aspect résolument original de la folie.
Oeuvre de Luis Figueiredo© Musée Dr Guislain
Roger Ballen et l’autisme à l’honneur cet été
Mettant un point d’honneur à aborder la maladie mentale sous l’angle de la pluralité, le Musée Dr. Guislain programme chaque année plusieurs expositions temporaires, orientant la loupe sur une thématique particulière, liée de près ou de loin à la problématique du musée. Après le succès de l’exposition « Guerre et trauma » — portant sur le trouble de stress post-traumatique (DSM) —, l’actualité estivale du Musée Dr Guislain sera double. Jusqu’au 31 août prochain, une exposition consacrée à l’œuvre photographique de Roger Ballen questionne la frontière ténue entre normalité et anormalité, délivrant une réflexion complexe sur la marginalité en forme de voyage existentiel et psychologique. Dès le 19 juillet et jusqu’au 21 septembre, le musée fera la part belle au thème de l’autisme, au cours de l’exposition au titre évocateur Je vois ce que tu ne vois pas. Art et autisme, présentant les œuvres d’artistes touchés par ce trouble encore entouré de préjugés et d’incompréhension.
À mille lieues du simple cabinet de curiosités, la riche collection documentaire et artistique dont peut se targuer le Musée Dr. Guislain ambitionne, en filigrane, de délivrer au visiteur une réflexion originale sur la délicate notion d’altérité. Qu’est-ce que la normalité ? Comment montrer ce qui est autre, différent ? Tels sont les principaux questionnements auxquels le musée tente de fournir des éléments de réponse, sous le prisme de la psychiatrie. Au fil d’un parcours à la fois historique, pédagogique et artistique, le visiteur comprend que la « folie » ne se réduit pas à la seule dimension médicale mais procède immanquablement de constructions socioculturelles et idéologiques, lourdes de conséquences pour les patients. Par ce voyage immersif enrichissant au cœur de la différence, le Musée Dr Guislain invite donc le visiteur à pousser plus loin la réflexion sur l’image de l’Homme, dans sa généralité.
Pauline Seldeslachts
Juillet 2014
Pauline Seldeslachts est étudiante en2e année de Master en Information et Communication, spécialité Médiation culturelle
Museum Dr Guislain
Jozef Guislainstraat 43
9000 Gent