Sur Facebook, les statuts au second degré d’Edgar Szoc et la formidable page « L’Humour de droite », dont les gestionnaires se plaisent à caricaturer cyniquement les prises de position de la politique réactionnaire française ; les très récents collages raillant la reine Mathilde après sa confusion entre Romelu Lukaku et Divock Origi ; tous ces éléments mettent en place des défigurations ponctuelles de sujets politiques vis-à-vis desquels ils prennent plus nettement position qu’il n’y peut paraître. Appréhender leur mode de fonctionnement, les motifs qu’ils ciblent et les solutions qu’ils proposent (par la bande ou par l’absurde), c’est prendre part à un projet critique dépassant largement le confort du commentaire de texte.
Quand les deux brillants instigateurs du projet Les Boloss des Belles Lettres4 entreprennent de réécrire les classiques de la littérature dans un langage des banlieues qu’ils maîtrisent excellemment (même s’ils le surjouent naturellement pour les besoins comiques de la cause), ils ne provoquent pas uniquement le rire, ils invitent aussi, au moins un instant, à un questionnement sur l’écart entre culture populaire et culture classique et sur les dialogues possibles entre les deux sphères. On s’était extasié sur la façon dont Abdellatif Kechiche, dans L’esquive (2004), montrait comment des élèves issus d’une cité répétaient, dans le cadre d’un projet lancé par leur professeur de français, Le jeu de l’amour et du hasard sans s’apercevoir que les tourments de leur vie quotidienne se rapprochaient de ceux mis en scène par Marivaux : le procédé n’est pas si éloigné quand Les Boloss réécrivent l’histoire de Don Juan qui « a pas de race quand il s’agit de pécho de la zouz » ou d’Emma Bovary « qui a le seum de la vie et […] qui commence à acheter des ptites Louboutin easy […] sauf que charbovary il a pas une thune ». Le détournement, ici, prête à rire, mais la fidélité des différents résumés envers la trame des classiques et la capacité d’actualisation de ces derniers met en lumière à la fois le décalage entre les univers et la possibilité de sa résolution.
Exemple différent, mais participant aussi d’une logique de résistance progressiste, avec le faux journal en ligne Le Gorafi, pourvu du chapeau « Depuis 1826, toute l’information des sources contradictoires5 ». Au mois d’avril dernier, Michel Platini, le président de l’UEFA (Union européenne des associations de football), déclarait dans un entretien hélas bien réel : « Il faut absolument dire aux Brésiliens qu’ils ont la Coupe du monde et qu’ils sont là pour montrer les beautés de leur pays, leur passion pour le football et que s’ils peuvent attendre un mois avant de faire des éclats un peu sociaux, bah ce serait bien pour le Brésil et puis pour la planète football, quoi. » Le 13 mai 2014, Le Gorafi publiait en réaction un article intitulé : « Coupe du monde – Les Brésiliens s’excusent auprès de Michel Platini ». Cette fausse information, il faut bien le dire, était pratiquement appelée par une déclaration inaugurale au taux d’imbécillité tel qu’il était lui-même suspect de parodicité. Feignant de considérer l’appel de Platini comme légitime, les rédacteurs du satirique Gorafi imaginent les conséquences logiques de la demande pour mieux en souligner l’absurdité. Les éléments ne se mettent pas en place par antiphrase et aucune violence n’est décelable dans le texte : tout se joue dans la logique du cadre, du contexte, qui permet le développement d’un monde imaginaire, une sorte de dystopie à la Candide, où le peuple brésilien pourrait être susceptible de donner une suite favorable aux propos d’un président de l’UEFA aux airs de Pangloss.
Ces exemples pourraient être multipliés à l’envi : Internet a largement contribué à développer la pratique du détournement, et chaque jour apporte son nouveau lot d’occurrences plus ou moins variées. Le constat peut sembler préoccupant : si les détournements se multiplient, c’est que les raisons qui les appellent sont de plus en plus nombreuses ― c’est-à-dire qu’il y a de plus en plus de motifs (individus, institutions, modes, etc.) à railler, à dénoncer, auxquels s’opposer, contre lesquels se révolter. Voyons le bon côté des choses : en plus d’être jubilatoire, le développement du détournement témoigne de la lucidité et de l’état de veille permanent dont font montre les adeptes de la pratique en agissant comme des empêcheurs de penser en rond.
En matière de lucidité, en revanche, il peut y avoir lieu de s’inquiéter en ce qui concerne les réactions qu’engendrent souvent ces pratiques : les enchaînements en cascade de commentaires au second degré dans les commentaires des lecteurs du Gorafi participent du plaisir de lecture de cette production satirique. Mais que dire du fait que des lecteurs occasionnels (dont de nombreux enseignants) s’insurgent au premier degré quand le journal publie une fausse dépêche intitulée « L’Académie française valide finalement “Ils croivent“ et “Faut qu’on voye“ » (les commentaires indignés pleuvent : « C’est scandaleux », « ça ne se passera pas comme ça dans ma classe », « Quelle décadence », etc.) ? Il existe un véritable problème de compétence (de maîtrise, de reconnaissance, d’accessibilité) en matière de second degré que l’omniprésence de la pratique rend nécessaire de traiter : s’il est aujourd’hui évident que des cours d’éducation aux médias doivent être proposés dans les écoles secondaires, il importera que ceux-ci prennent en considération cette question de la distance inhérente à une pratique de l’ironie bien plus complexe que la simple antiphrase à laquelle on a trop souvent l’habitude de la cantonner. Il n’en va pas ici d’un détail : depuis le traitement que Rabelais inflige à l’institution universitaire jusqu’à l’actualité revisitée par les marionnettes des Guignols de l’Info ou par les personnages de Southpark, étudier le détournement, ses motifs, ses mécanismes et ses enjeux, c’est se donner le moyen de comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Denis Saint-Amand
Juin 2014

Denis Saint-Amand est chercheur FNRS à l'Université de Liège. Ses recherches portent sur la littérature française du 19e siècle et sur la sociologie de la littérature.
Denis Saint-Amand a publié récemment Le dictionnaire détourné. Socio-logiques d'un genre au second degré, PU Rennes, Coll. Interférences, oct. 2013.