Éloge du détournement

On peut rassembler sous la bannière du «détournement» des procédés variés : satire, parodie, caricature, collage... L'objet est manipulé, défiguré, raillé, détaché de sa forme initiale, pour en donner une lecture différente, et souvent une prise de position. Internet contribue largement à la pratique du détournement, pour dénoncer des faits ou manifester un désaccord. En plus d’être jubilatoire, le détournement témoigne de la lucidité et de l’état de veille permanent dont font montre les adeptes de la pratique en agissant comme des empêcheurs de penser en rond.

Dans sa très belle Histoire du pastiche (PUF, 2008), Paul Aron explique pourquoi l’approche des phénomènes de reprise et de détournement a longtemps été tenue à l’écart des études littéraires : c’est que ces pratiques correspondent mal au mythe érigeant la Littérature (pourvue de sa glorieuse majuscule) en objet sacré auquel il convient de rendre hommage, en produit de l’activité d’un écrivain-génie, être singulier touché par la grâce et béni des dieux. Cette croyance, telle que résumée ici, peut sembler obsolète et caricaturale. Vaguement euphémisée dans les discours, elle n’en subsiste pas moins dans les pratiques : la littérature et les « grands auteurs », ça se respecte.

On sait bien, désormais, qu’un très rapide coup d’œil suffit à briser le mythe de la création ex nihilo : La Divine Comédie de Dante et l’Ulysse de Joyce ne sont-elles pas des réécritures, formidablement innovantes mais néanmoins tributaires de canevas qui les précèdent, de l’Énéide de Virgile et de l’Odyssée d’Homère, œuvres monumentales elles-mêmes héritières de diverses sources (orales et écrites) qu’elles étoffent et reconfigurent. L’importance de l’intertextualité est aujourd’hui indéniable et plus personne ou presque ne se refuse à la prendre en considération. Ceci dit, la valeur de ces intertextes et ce qu’ils permettent de mettre en évidence ne va pas forcément de soi : faire dialoguer Dante et Virgile ou Joyce et Homère permet de développer une image favorable de l’auteur du texte second en insistant sur l’étendue et la légitimité de sa culture, tout en contribuant à la réputation superficielle du lector (lui-même très heureux de pouvoir montrer que son encyclopédie personnelle lui permet de mettre en relation les textes des « grands auteurs ») ; montrer que l’œuvre d’Arthur Rimbaud est en très grande partie fondée sur des récupérations satiriques du discours social de son époque (textes de ses contemporains les plus médiocres qu’il reprend pour les moquer, publicités, chansons, etc.), en revanche, est susceptible de mettre à mal la représentation canonique du poète en créateur génial inspiré par la Muse.

rimbaudC’est pourtant là que réside en grande partie la singularité de Rimbaud : en piochant dans les discours qui l’entourent pour rédiger ses poèmes, le poète livre une œuvre inouïe, paradoxalement en rupture avec ce qui se dit à l’époque puisque cette parole qui circule et dont il se saisit est manipulée, raillée, découpée, collée par fragments, détachée de sa forme initiale, en un mot détournée. Ce produit détourné se donne non seulement à voir comme un discours neuf, mais aussi comme une prise de position très lucide sur le monde. C’est le cas dans l’Album zutique avec le poème « Vieux de la vieille ! », dont les premiers commentateurs ont tout de suite compris qu’il s’agissait d’une satire égratignant Napoléon III, mais n’ont pas vu que Rimbaud ne faisait que réordonner des vers préexistants de Louis Belmontet, poétaillon dévolu à la cause de l’empereur. Procédant par collages, Rimbaud renverse la portée de vers inauguralement élogieux, et se moque de leur auteur en sus de Napoléon le Petit. Autre exemple rimbaldien, avec un texte plus connu : le lecteur contemporain qui découvre « Après le déluge » y trouvera tout d’abord une manière de fable qui le séduira peut-être par l’originalité de ses motifs, son onirisme prononcé et son dynamisme halluciné, mais une lecture plus documentée le mènera à comprendre que le poème de Rimbaud n’est pas un manifeste nihiliste global, mais un éloge très contextualisé de la Commune de Paris, appelant à une nouvelle insurrection et où les mentions de « castors » et de « Barbe-bleue », par exemple, font écho à de très précises inside jokes de l’époque, renvoyant à des synonymes caricaturaux de Haussmann et de Thiers1.

En parlant de « détournement », je suis ici délibérément général : les procédés mobilisés par Rimbaud dans les textes susmentionnés sont variés et complexes. On y trouve, en vrac, de la satire, de la parodie, de la caricature, du collage et même – quand il récupère à sa guise le personnage de Barbe-Bleue – un brin de « transfiction », selon le concept développé par Richard Saint-Gelais2. L’étude de la pratique du détournement se doit de distinguer entre ces techniques, d’observer leurs modes de fonctionnement, les propriétés qu’elles impliquent sur le plan rhétorique et leurs effets spécifiques.

MartineMais cela ne doit pas constituer une finalité en soi : en conclusion de la thèse que j’ai consacrée au détournement du genre du dictionnaire3, j’avançais que se pencher sur ce genre d’objet marginal et très chargé sur le plan intertextuel permettait de contribuer à briser le vase clos dans lequel la littérature a pu être enfermée par l’histoire littéraire, et d’accéder à des informations sur l’époque et sur certains milieux (littéraire, en l’occurrence) autres que celles que nous avons pour l’habitude de lire lorsque nous nous préoccupons uniquement des « grands auteurs » et des « grandes œuvres », ce qui nous invite à nuancer et à compléter nos représentations. 

J’irai ici un peu plus loin : au-delà du seul intérêt disciplinaire, travailler sur le détournement est nécessaire du point de vue même de notre société. Là où il y a de la défiguration, du déraillement, du détournement, il y a une réaction (par rapport à une figure dominante, un chemin trop tracé, une norme) : sans forcément inverser les caractéristiques de la représentation dominante d’un élément à une époque, le détournement opère sur le mode tantôt plaisant tantôt cinglant de la caricature, en grossissant certaines des particularités du sujet, en l’écartant de son cadre et de ses logiques habituelles ou en le parant de caractéristiques qu’il ne possède pas, pour le tourner en dérision. La perspective satirique inhérente au détournement comprise en ce sens possède fréquemment une valeur récréative, mais elle peut également revêtir une dimension contestataire dans le sens où elle se force à inquiéter le sujet qu’elle égratigne. Cela dépasse de loin le seul domaine littéraire. L’assimilation par la rumeur populaire de Louis-Napoléon Bonaparte au maçon Badinguet, dont il avait emprunté les vêtements pour s’échapper du fort de Ham ; le Dictateur de Chaplin, celui, plus récent, de Sacha Baron Cohen.

 


 

 

1 Sur ces deux textes, je me permets de renvoyer à deux de mes travaux : La littérature à l’ombre. Sociologie du Zutisme, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2013, p. 118-127 et « Castors, ouvriers et conscrits. Politique des Illuminations », dans Fables du politique. Des Lumières à nos jours, Fonkoua Romuald, Hartmann Pierre et Reverzy Éléonore (dir.) Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2012, p. 249-262.

2 « Par “transfictionnalité”, j'entends le phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d'une intrigue préalable ou partage d'univers fictionnel. » (Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.)

3 Le Dictionnaire détourné. Socio-logiques d’un genre au second degré, Rennes, PUR, « Interférences », 2013.

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