On imagine sans peine la vibrante indignation avec laquelle les déprédations allemandes furent accueillies par les universitaires liégeois. Pendant toute la durée des hostilités, les membres du corps académique pratiquèrent la politique de la chaise vide en refusant toutes les propositions allemandes de reprise des cours. Il semble même que le personnel universitaire liégeois ait sciemment conservé les locaux dans l’état dans lequel ils avaient été laissés en août 1914. Au début de 1915, le Dr. Fritz Milkau, directeur de la Bibliothèque de Breslau, visita les bibliothèques belges. Il établit ensuite un rapport dans lequel il sous-estimait les déprédations commises à Liège, soulignant avec ironie la posture victimaire du personnel liégeois : « On n’a manifestement plus ouvert de fenêtres depuis le 22 août, pour ne rien perdre du souvenir… ». Deux ans plus tard, les locaux et le mobilier étaient toujours dans le même état d’abandon, recouverts en sus d’une épaisse couche de poussière. C’est ce que constatèrent trois fonctionnaires de l’administration civile allemande en visite à Liège au cours du mois de février 1917 : « Sans aucun doute, ils sont guidés en cela par la pensée de pouvoir montrer, après la guerre, l’état actuel de l’Université comme un monument insigne de la barbarie allemande ». À la suite de ce constat inquiétant, un relevé précis des dégâts commis fut établi par les autorités allemandes. Des photos furent même prises en vue d’appuyer un programme complet de nettoyage et de remise en ordre. Un fonctionnaire allemand, Ernest Jaeger, fut transféré de Bruxelles à Liège pour mettre en œuvre ledit programme et appuyer la création d’un mouvement séparatiste wallon, dans la lignée de ce qui avait été réalisé à l’Université de Gand. Sous la direction très orientée de Jaeger, la bibliothèque ouvrit à nouveau ses portes aux visiteurs qui lui en faisaient la demande. Toutefois, les photos allemandes et les rapports qui les accompagnaient se retournèrent à la fin de la guerre contre leurs commanditaires puisqu’ils furent récupérés par le bibliothécaire en chef de l’Université de Liège Joseph Brassinne, qui s’empressa de les publier.
La séance de reprise des cours du 21 janvier 1919 prit des allures de grand-messe patriotique. Elle se fit en présence du lieutenant-général Jacques, célèbre commandant en 1914 du régiment liégeois du 12e de ligne, devenu depuis lors commandant de la 3e Division d’Armée. La présence du héros des batailles de Liège et de Dixmude fut saluée par une ovation de toute l’assemblée. Le nouveau recteur Eugène Hubert fit lui-même une entrée solennelle dans la salle académique, accompagné du corps professoral et de plusieurs centaines d’étudiants militaires, récemment revenus du front. Son discours inaugural se transforma très vite en un long réquisitoire contre les actes de vandalisme commis par les Allemands. Eugène Hubert évoqua également le sacrifice des 117 étudiants liégeois morts pendant la guerre : « Nous garderons pieusement leur mémoire ; un monument digne d’eux perpétuera le souvenir de leur héroïsme ; nous nous inspirerons de leur exemple pour travailler au relèvement de notre Belgique chérie ».
Malgré ses nombreuses pertes matérielles et humaines, l’Université de Liège pansa rapidement ses plaies. On observa dès la rentrée académique une hausse du nombre d’étudiants inscrits tandis que des procédures accélérées étaient mises en place pour délivrer leurs diplômes à ceux qui avaient dû interrompre leur cursus en 1914. En revanche, la réputation du monde scientifique allemand au sein de l’Alma Mater liégeoise était ternie pour longtemps. En effet, lors de sa réunion de rentrée, le conseil académique fit entendre une protestation publique qu’il retenait depuis plus de quatre années contre le « Manifeste de l’Allemagne intellectuelle au monde civilisé » – un document de propagande qui avait été signé en 1914 par 93 savants, écrivains et artistes allemands pour légitimer la guerre menée par l’Allemagne. D’après les professeurs liégeois, les scènes qui se passèrent les 20 et 21 août 1914 « où l’un de nous, M. le Professeur Damas, et son personnel coururent dix fois le danger d’être fusillés », apportaient un démenti cinglant au manifeste de ces intellectuels allemands à jamais déshonorés. Pendant de nombreuses années, les traces mémorielles du conflit allaient, hélas, peser de tout leur poids sur les relations scientifiques jadis si prolifiques entre la Belgique et l’Allemagne.
Christophe Bêchet
Juin 2014
Christophe Bêchet, chargé de recherches FRS-FNRS, a consacré sa thèse de doctorat à l’importance stratégique du territoire belge avant la Première Guerre mondiale. Ses principales recherches concernent l’histoire militaire, la Première Guerre mondiale, ses préliminaires et ses conséquences culturelles dans la société belge.
Christophe Bêchet a publié récemment : Alfred von Schlieffen. L'homme qui devait gagner la Grande Guerre, Argos éditions, 2014.
Voir à ce propos Le plan Schlieffen sur le site Reflexions
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