Qu’aurait dit François Villon de Boris Vian, ou Paul Verlaine de Céline ? Pourquoi Barthes ou Lacan n’auraient-ils pas donné leurs cours en vers ? Et si l’on avait retrouvé de nouveaux textes inédits de Jacques Izoard, ou d’Henri Michaux ? C’est en amoureux de littérature que Laurent Demoulin s’attaque à ces questions, avec une verve proprement jubilatoire.
Un palimpseste, nous dit le Trésor de la langue française, est un « manuscrit sur parchemin d’auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d’un second texte » ; au sens figuré, le mot désigne une « œuvre dont l’état présent peut laisser supposer et apparaître des traces de versions antérieures ». Ces deux définitions pointent assez bien la sorte de réversibilité dans laquelle est pris le palimpseste : la couche antérieure et la couche superposée se mirent l’une l’autre et se fondent dans une indécidable hybridation. D’autant plus quand il se veut « insistant », comme ici, le palimpseste brouille les repères traditionnels du lecteur et peut procurer ce plaisir rare d’être baigné dans du pur matériau littéraire, dans un jeu de formes qui se répondent et se relancent, au fil d’échos improbables.
C’est à ce plaisir que nous invite le dernier recueil de Laurent Demoulin. Le principe est à la fois très simple et très complexe : l’auteur a choisi ses auteurs préférés, toutes époques et tous genres confondus, des monuments de la littérature mondiale ou des amis écrivains (qui sont parfois les deux d’ailleurs !), pour littéralement « écrire sur eux », et c’est ici que les choses se compliquent. Face à l’extrait qui fait l’objet de l’expérience, l’auteur nous donne à lire une variation, qui prend tantôt la forme d’un hommage par anticipation (de Baudelaire à Marguerite Duras par exemple, ou de Rousseau à Christine Angot – contre Voltaire), tantôt celle d’une traduction en vers réguliers (où l’on découvre que l’alexandrin sied parfaitement à la pensée théorique de Pierre Bourdieu, ou que Simenon aurait gagné à écrire des haïkus plutôt que des romans), tantôt encore celle d’une reprise avec imitation (tel un faussaire qui s’essaierait à augmenter de sa main le catalogue des œuvres de Van Gogh, l’auteur ajoute ainsi quelques belles pages au corpus d’Henri Michaux).
Il ne faut pas voir un simple exercice de virtuosité derrière ces vignettes multiformes – bien que le résultat soit souvent bluffant. Ce qui se joue dans ces textes, et dans leur mise en série, est avant tout le maillage d’un formidable intertexte, qui résonne comme une déclaration d’amour à la littérature. Plus que de virtuosité, c’est d’humilité dont il est question ici, face à des maîtres vénérés, mais aussi face à ces instruments si fragiles et pourtant si périlleux que sont le vers et la rime. Car s’il y a bien une constante dans cette anthologie pasticheuse, c’est bien la contrainte, dans les réécritures, d’une norme métrique et phonique ; tel un corset sur des corps trop sages, elle fait jaillir des formes inattendues, elle souligne des galbes enfouis, bref elle exalte les sens.
C’est en cela que le palimpseste peut se définir comme deux textes qui se regardent : si l’on est tenté souvent de chercher dans la réécriture les traces du verbe originel, on se surprend parfois à découvrir dans la couche supposément première des détails essentiels qui nous avaient échappés, et que la variation rend soudain saillants – comme peuvent le faire certaines anamorphoses.
François Provenzano
Laurent Demoulin, Palimpseste insistant, Bruxelles, Tétras Lyre. voir aussi Les écrivains ULg ont du talent ! Sorties de presse
< Précédent I Suivant >
Retour à la liste Poésie
Retour aux Lectures pour l'été 2014