Ils ne sont pas légion, les écrivains qui, au seuil de leur œuvre, en appellent à son autodafé. Élie Faure l’osa pourtant, en plaçant la dédicace suivante en exergue de La Sainte Face : « Aux soldats qui ont vécu sous le fer, respiré le feu, marché dans le sang, dormi dans l’eau, je donne ce livre cruel pour qu’ils le brûlent. » À l’heure du centenaire de 1914, proposer ce texte stupéfiant apparaît comme une initiative aussi déraisonnable que courageuse, que seul un éditeur de la trempe de Bartillat pouvait mener à bien. Que le voile se déchire… Dans le vaste corpus de textes que suscita la Première Guerre mondiale, La Sainte face occupe une place singulière, car elle est irréductible à quelque genre littéraire que ce soit. Nous n’avons affaire là ni à un roman ni à proprement parler à un énième témoignage, mais bien à un magma de méditations auxquelles le fin connaisseur ès arts qu’était Faure a appliqué une mise en forme tirée au cordeau. Bien que finement ciselées, ses phrases bouillonnent, simplement parce qu’elles ont été écrites au plus vif des combats et non plusieurs années plus tard ; elles ne ressortissent pas de la mémoire, encore moins d’une entreprise de reconstruction littéraire, mais d’un vécu immédiat, dont Faure perçoit avec lucidité le gigantisme. La violence du conflit et le chaos des perceptions s’en trouvent alors transmués en une Tragédie que la destinée impose aux individus comme à la civilisation tout entière. Mais Faure, qui n’est pas Romain Rolland, ne prétend pas se placer au-dessus de la mêlée. Il s’en abstrait plutôt, et c’est par cet exercice spirituel intense qu’il parvient à en distinguer la vérité nue : par-delà les traits tirés des soldats écrasés par la peur, la stupeur gravée par le néant sur les visages des cadavres, les mimiques inquiètes des civils de l’arrière que travaille l’impératif de jouir en hâte de la vie, ce sont les innombrables facettes de la Guerre que distingue Faure, et qu’il fond en une seule Figure.
Frédéric Saenen
Élie Faure, La Sainte Face suivi de Lettres de la première Guerre mondiale, Préface de Carine Trevisan, Éditions Bartillat, Collection « Omnia », 430 p< Précédent I Suivant >
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