Voici un ouvrage écrit il y a plusieurs décennies et qui pourtant mérite de retenir encore l'attention : il relate sur le mode très prisé à l'époque des carnets de voyage, le périple entrepris par Gide dans les années 1920 dans les colonies françaises.
Ce récit permet de se replonger dans l'ambiance d'une authentique expédition. Alors qu'à l'heure actuelle, le monde entier paraît connecté en permanence, sans qu'il soit permis d'être à l'abri d'une communication aussi présente qu'elle peut manquer de saveur, voici le compte-rendu d'une épopée de quelques mois à pied (mais avec des porteurs!), en bateau, en voiture à travers des contrées déjà explorées. Ou l'on découvre qu'il fallait encore soixante porteurs pour acheminer les bagages de quelques européens en mal de dépaysement... Ces circonstances favorisent la réflexion et l'introspection. Le journal permet de goûter aux impressions personnelles de Gide, émerveillement mélangé à une certaine langueur, sous une plume auquel le voyage n'a rien fait perdre de son élégance.
Ce qui fait la force de ce récit, ce sont aussi les observations de Gide sur l'état des colonies qu'il traverse : rien ne semble lui échapper, du malaise des administrateurs français écrasés par la charge de travail aux conditions déplorables dans lesquelles vivent les populations locales. Gide se montre un observateur fort critique de la réalité coloniale : il épingle les excès de l'administration française, les brutalités dont sont victimes les 'indigènes', la roublerie de certains marchandes français qui mettent au point des combines permettant de tromper les populations locales. La chronique se fait parfois sociale et incisive et ne dépareilleraient pas dans un Simenon. Bien sûr, la dénonciation n'est pas nouvelle. Morel, Casement, Conrad et même Vandervelde avaient déjà mis en exergue les souffrances d'un peuple congolais exploité au seul bénéfice de la métropole. Ce témoignage supplémentaire d'un écrivain engagé confirme, si besoin en était, le caractère insupportable de la machine coloniale qui détruit des vies et des communautés tout en se réclamant de la civilisation.
Tout n'est bien entendu pas à prendre dans cet ouvrage, même sous la plume d'un prix Nobel de littérature. On découvre un Gide friand de botanique, qui encombre son journal de multiples descriptions de la végétation et de la faune qu'il découvre dans les terres africaines explorées. Le récit est aussi encombré d'informations banales sur les détails du voyage – c'est la loi du genre. On apprend aussi beaucoup sur les lectures de l'écrivain, qui avait emmené avec lui en Afrique quantité d'ouvrages, dont les affinités électives de Goethe, plusieurs pièces de Molière et les oraisons funèbres de Marie Thérèse d'Autriche, que Gide préfère à celle d'Henriette de France. On pourra s'offusquer du paternalisme omniprésent – même dans les formules apparemment les plus dénonciatrices, comme le célèbre 'moins le blanc est intelligent, plus il croit le noir bête'. Qui ne sera enfin interpellé par les descriptions du physique des populations que Gide rencontre. L'écrivain se montre très sensible à l'esthétique corporelle : les indigènes sont tantôt “beaux, sains et robustes”, tantôt, “talés, tarés, marqués par des plaies hideuses”. Ceci n'enlève rien à la richesse de l'ouvrage, indispensable près de 80 ans après sa parution!
Patrick Wautelet
André Gide, Voyage au Congo, suivi de Le retour du Tchad. Carnets de route, Gallimard, Folio 2731, 1998, 554 p. (réédition).
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