Paru en 2006, Ravel est consacré aux dix dernières années de la vie du compositeur français Maurice Ravel, et à la lente progression de la maladie qui finit par l'emporter.

En quoi Ravel comme personne ou comme compositeur a-t-il pu vous intéresser pour le transformer en personnage romanesque ?
Jean Echenoz : Ravel m'a intéressé à de nombreux titres : d'abord évidemment comme un compositeur dont j'écoute l'œuvre depuis très longtemps, mais aussi et surtout comme un personnage assez mystérieux, car très opaque en même temps que très exposé. Donc comme une figure romanesque. Dans l'approche d'abord documentaire que j'ai eue de Maurice Ravel, plus je savais de choses sur lui et moins j'avais le sentiment de le connaître. Un rapport a fini par s'établir avec lui, qui était bizarrement assez proche de celui que je peux entretenir avec les personnages fictifs de mes romans précédents.
J'ai d'abord envisagé d'utiliser le personnage de Ravel dans le cadre d'un roman situé dans les années 30 et où des figures de fiction côtoieraient des personnages réels qui apparaîtraient, en quelque sorte, dans leur propre rôle. Ravel figurait déjà parmi ceux-ci. Puis j'ai abandonné ce projet pour un autre, qui était fondé sur une sorte d'enquête à propos de la rencontre possible entre Maurice Ravel et Valéry Larbaud. Finalement, c'est Ravel qui a pris toute la place, mais dans un axe qui ne relèverait en effet ni du roman historique ni de la biographie. Mon projet - peut-être lié à une certaine lassitude momentanée du roman tel que je l'avais pratiqué jusqu'ici - était de traiter des personnages et des événements réels sous une forme romanesque, dans une sorte d'aller-retour permanent entre le fictif et le certain. Comme il s'agissait pour moi de respecter l'un et l'autre, c'est en un sens un livre que j'ai écrit en liberté surveillée.
Quelle part la recherche plus "historique", ou "biographique", a-t-elle pris par rapport à un récit de pure fiction ?
Il fallait d'abord prendre connaissance de la réalité du personnage, de son mode de vie, de son entourage et de son environnement. Donc, dans un premier temps, j'ai consulté tout ce que j'ai pu trouver le concernant : sa correspondance et ses autres écrits, des textes biographiques, articles, essais, témoignages de ses proches, iconographie. J'ai aussi fait des recherches sur quelques points de l'histoire de son temps. J'ai pu rencontrer souvent Marcel Marnat, son biographe, et je me suis rendu plusieurs fois dans la maison de Ravel à Montfort-l'Amaury.
Dans Au piano, il y avait déjà le personnage de Max, un peu oppressé, un peu oppressant, mais dans un univers totalement de fiction. Ravel en est-il une forme de prolongement ?
Je ne crois pas qu'il y ait un lien entre ces deux livres sauf dans la mesure où Ravel a été écrit, d'une certaine manière, contre Au piano. C'était, encore une fois, un désir de prendre une distance avec une forme romanesque dont je ne souhaitais pas qu'elle en vienne à me sembler répétitive.
La vie sentimentale de Ravel reste un mystère, et vous le dites. Mais que vous suggère-t-elle personnellement? La musique pour combler un vide, et à partir du moment où la musique ne comble plus la vie, alors le vide ?
J'ai un peu de mal à répondre à cette question. Si la vie amoureuse de Ravel reste un mystère, c'est sans doute aussi qu'il l'a instituée ainsi. Je ne suis pas sûr que la musique - et ce qu'on appelle généralement la création artistique - soit là pour combler un vide, on peut penser a contrario qu'elle prend toute la place au risque de créer un autre vide. Je crois me souvenir d'un propos de Maurice Ravel sur ce sujet, disant en substance qu'une existence vouée à la création ne peut que rendre difficile - ou malheureuse - une vie sentimentale, comme si elle l'excluait. C'est un point de vue qu'on peut évidemment entendre, mais sans être obligé d'y adhérer. On peut essayer au moins de négocier avec lui.
Dans votre livre, vous commentez l'analyse des mains de Ravel par le Dr Wolff, parue autre fois dans la revue « Minotaure », et vous la jugez « complètement idiote ». N'est-elle pas plutôt ambigüe, et donc intrigante par rapport à la maladie qui envahissait alors Ravel ?
J'ai peut-être été un peu sévère avec le point de vue du Dr Wolff. Cela vient peut-être de ce que, à tort ou à raison, j'accorde assez peu de crédit à ces approches pseudo-scientifiques dont les surréalistes devaient raffoler. J'en accorde aussi peu qu'à la graphologie, telle qu'elle est évoquée p.46 de mon livre.
Êtes-vous attiré par la musique de Ravel, et plus généralement quel type de musique affectionnez-vous ?
J'ai pu entendre cette œuvre très tôt, dès l'enfance, car mes parents l'écoutaient beaucoup. Mes premiers souvenirs me renvoient à l'oeuvre pour piano (dans l'interprétation de Gabriel Casadesus, me semble-t-il), au Quatuor et aux deux Concertos. Mais j'ai continué à l'écouter toute ma vie, donc je crois que je connais pas trop mal la musique de Maurice Ravel. Plus généralement, j'écoute surtout de la musique de chambre (Haydn, Schubert...) et des oeuvres pour piano seul. Du jazz aussi, toujours (Thelonious Monk, Bill Evans...), mais moins assidument que dans ma jeunesse.
Propos recueillis par Alain Delaunois en janvier 2006
Jean Echenoz, Ravel, Minuit, 124 p., 2006.