Dick Annegarn, Soleil du soir
Annegarn

De Dick Annegarn, la mémoire collective retient surtout les fraîches chansons des débuts, telles que Bruxelles, Mireille ou Bébé éléphant. Mais la production de ce Néerlandais chantant en français ne s'est pas tue à la fin des années 1970 : sa discographie compte à présent dix-huit albums. Et le dernier d'entre eux, Soleil du soir, est paru il y a peu, en 2008.

Entre-temps, Dick Annegarn a multiplié les rencontres et a travaillé avec des musiciens d'horizons très divers, du jazz à la musique ethnique. Cela l'a amené à créer des chansons n'ayant plus grand chose en commun avec la production habituelle. Non seulement, ses arrangements sont aux antipodes de ce qui s'entend communément à la radio, mais même la longueur des compositions excède chez lui, si besoin est, les sacro-saintes trois minutes cinquante - frontière d'airain que plus personne n'ose franchir depuis les années 1980. Certains titres, notamment dans l'album Chansons fleuves (1990), approchent les dix minutes.

Mais, s'il s'est lancé dans de nombreuses explorations musicales, Dick Annegarn est toujours resté fidèle à la chanson : il y importe ses influences, il en force les contours, les fait gonfler, les étire, mais n'en sort jamais. Portés par sa voix, le jazz devient chanson, la musique berbère devient chanson, la dissonance même devient chanson. Ainsi donne-t-il à son art, selon l'expression consacrée, ses vraies lettres de noblesse. Ainsi ses expériences les plus audacieuses et les frais refrains de ses débuts forment-ils un tout cohérent. Et cette unité fondamentale n'est nulle part plus visible qu'à l'écoute de Soleil du soir, qui peut être considéré comme une sorte de bilan, une espèce de retour dialectique au blues-folk initial enrichi des diverses influences entre-temps digérées.

Cette unité dans la diversité, qui caractérise la musique de Dick Annegarn, définit également son écriture. L'intéressé refuse l'étiquette de chanteur à texte. On le comprend dans la mesure où chaque chanson, chez lui, forme un tout : le texte est certes important, mais il n'est pas du tout question de le mettre en évidence, au devant de la scène, comme dans la tradition française qui va de Brassens à Bénabar en passant par Maxime Le Forestier ou par Renaud. Si certaines chansons portent un message, par exemple dans l'album Frères ? (1985), la façon dont Annegarn manie les mots est toujours musicale. Elle est poétique aussi. Mais, alors que la chanson en quête de légitimité à cet égard cherche en général ses modèles dans la tradition poétique française (par exemple chez Brassens), Dick Annegarn se rapproche davantage de la poésie contemporaine, par son refus de l'esthétisme et par le caractère parfois grinçant, inconfortable, de ses associations verbales. À ce sujet, il faut aussi distinguer nettement les jeux de mots tels que les pratique Dick Annegarn d'une autre tradition française, celle du calembour, née avec Gainsbourg et se répercutant dans la chanson dite de variété : contrairement au génial Gainsbourg et à ses pâles épigones, Dick Annegarn évite la virtuosité et l'éclat du jeu de mot brillant. Soit, il contourne le calembour en le suggérant, soit, au contraire, il exaspère le jeu de mots en en forçant les limites.

Ainsi, Soleil du soir contient une belle chanson consacrée à Jacques Brel, où l'on entend :

Jacques je te perçois comme un marquis
Qui est parti dans le maquis rebelle.

La proximité des mots « marquis » et « maquis », proches phonétiquement mais éloignés par le sens (figure de rhétorique appelée « paronomase »), fait songer aux fameuses îles Marquises où le chanteur belge a élu domicile à la fin de sa vie. Mais la suggestion suffit : il n'est pas nécessaire de nommer ces îles, comme si le jeu de mots s'arrêtait en chemin. Il n'est pas nécessaire non plus de mettre les mots « maquis » et « marquis » à la rime : le schéma des rimes se construira autrement, de sorte que le mot « rebelle », qui rime pourtant avec « brelles », paraît presque en trop.

Au contraire, dans la chanson D'abord un verre, Dick Annegarn entonne :

Je sens le mal
Je le sens bien
Le mal de vivre
Ce mal de chien

Et ce couplet appelle en écho le début du couplet suivant :

Je sens la mule
Qui m'a suivi
Je sens le soufre
Qui suinte aux plis

Les jeux sur les mots partent ici dans de nombreuses directions. On peut y voir une paronomase, de nouveau, avec le passage de « Je sens le mal » à « Je sens la mule ». Le calembour avec la quadruple répétition du verbe « sentir » qui est employé dans trois sens différents. Calembour aussi avec l'opposition mal/bien qui est ici parasitée par le fait que le premier terme est employé comme nom commun et le second comme simple adverbe. Et le mot « mal », à nouveau, est employé trois fois dans des usages très différents. Tout cela va très vite à l'écoute : cela passe inaperçu, ou au contraire, cela provoque une sorte de saturation - alors que le calembour à la Gainsbourg est très visible et suscite une pleine satisfaction.

À cet égard, la chanson intitulée Bluesabelle (titre qui contient déjà l'espèce de jeu de mots appelé « mot-valise ») demanderait de très longues analyses tant les mots s'y bousculent en multipliant les figures de façon volontairement excessive. Citons encore, pour illustrer ces effets de saturation, les premiers mots de Soldat :

Soldat ou soldanelle, solfatare
Soleil ou nuit éternelle, sol solennel

Mais, répétons-le, la saturation n'est qu'une des facettes de l'écriture de Dick Annegarn, qui peut chercher au contraire la simplicité, notamment quand une chanson est dominée par l'émotion. Ainsi, « Théo », peut-être la plus belle chanson du disque, est-elle écrite en style quasi oral : il s'agit d'une lettre imaginaire adressée par Vincent Van Gogh à son frère Théo. Les considérations matérielles y jouxtent les propos sur la peinture. Le refrain en est :

Théo, c'est beau un tableau vivant
Théo, il faut que tu m'envoies de l'argent

D'autres chansons de ce disque mériteraient un commentaire détaillé, notamment Dernier village, dans laquelle Dick Annegarn retrouve, mais à une autre place, l'inspiration bucolique de ses débuts et de Sacré géranium. Ou la très humoristique Quelle poule pond tant ?. Ou Décadons (titre fait d'un néologisme) contenant, mine de rien, un vers repris à Bruxelles. Ou encore l'émouvante chanson Sans famille, qui n'affirme rien, mais pose de douloureuses questions.

Voilà en tout cas un disque de chansons en français qui ne livre pas immédiatement tous ses trésors et qui en appelle à de nombreuses écoutes, attentives, curieuses et passionnées.

Laurent Demoulin
Mars 2009

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.