Après un compositeur virtuose, un virtuose, au style très particulier, de la course à pied : qu'est-ce qui a attiré votre attention sur Zatopek ?
Jean Echenoz : Dans un premier temps, je désirais travailler sur une légende sportive - domaine qui m'était assez étranger. Par curiosité mais aussi, précisément, dans l'idée d'explorer une sphère dans laquelle je pourrais découvrir une dimension du monde - des pratiques, des expériences, des personnages. Le nom de Zatopek s'est assez vite imposé, mais d'abord par la force de ce nom, dans sa dimension mythique autant que dans sa puissance sonore. C'est à partir de ce nom seul que je me suis ensuite intéressé au personnage : d'abord en tant que champion considérable mais ensuite en tant que personnalité singulière et sujet historique, entièrement pris dans la succession d'événements historiques dramatiques qui ont couvert la deuxième moitié du XXe siècle.
Zatopek a en commun avec Ravel une vie qui semble vouée totalement à son « art », y compris dans la souffrance et la douleur. Ce sont des êtres qui s'immergent complètement dans leur pratique. Dans les deux cas, vous arrivez à donner une vision d'eux-mêmes assez légère, plus distante. Alors que le reste du monde les a parfois vus comme des phénomènes de foire.
Je ne crois pas que Maurice Ravel ni Emil Zatopek aient été jamais considérés comme des phénomènes de foire. Sans avoir évidemment rien de commun, ils ont été chacun à sa manière, et chacun dans son art, des personnages héroïques et dont la singularité réside peut-être dans une sorte d'ascèse, d'absolue dévotion à une pratique, qui m'intéressait beaucoup. Je ne cherche pas particulièrement la légèreté ni la distance, disons que ce sont des dimensions qui s'imposent dans la mesure où je refuse toute prise en considération psychologique des personnages : je travaille sur leurs comportements et leurs pratiques.
Votre Zatopek se prénomme Emile, avec E. Et vous ne le nommez qu'assez tard dans le livre. Deux manières de le rendre plus ordinaire ?
Si j'ai francisé le prénom d'Émile Zatopek, c'était pour le décaler légèrement du personnage réel, ce qui correspondait dans mon idée à la marge de liberté que je me donne en tant que romancier - tout en respectant le plus strictement possible son parcours biographique. Or mon projet n'était nullement un projet de biographie mais un projet de "vie", au sens de Marcel Schwob ou de John Aubrey. Et si le nom de Zatopek n'apparaît que tard, c'est justement parce que ce nom, légendaire, était trop lourd pour apparaître tout de suite en risquant de lester le récit : je voulais partir de l'idée d'un sujet simple, inconnu et d'abord protégé, si je puis dire, par l'anonymat de son prénom. Je ne fais apparaître son patronyme que dans le moment de sa carrière où ce nom devient universel.
J.Echenoz, Courir, Minuit, 2008, 144p.
Zatopek, par vos yeux, devient une sorte d'anti-héros tranquille : même lorsque le pouvoir tente del'amadouer, de l'utiliser, ou de l'humilier, il reste assez détaché. Mais vous arrêtez son parcours après la fin du Printemps de Prague. Pourquoi vous arrêter avant sa mort ?
J'ai délibérément interrompu ce récit au moment où, sa carrière sportive achevée depuis longtemps, il reprend une place de citoyen « normal » après sa réintégration sociale. C'est le croisement de son parcours d'athlète et de son parcours de sujet politique, comme emblème et comme instrument, qui m'intéressait.
Comment vous y êtes-vous pris pour écrire ce livre, et surtout pour ne pas l'encombrer par une masse sans doute importante de documentation ?
Aprèsde premières recherches en surface, j'ai travaillé de façon plus approfondie dès que j'ai eu le sentiment que le personnage convenait à mon projet. Outre quelques ouvrages de référence - et en l'absence de biographie consacrée à Emil Zatopek -, ma documentation a d'abord consisté en une recherche à travers la presse de l'époque, et bien sûr avant tout la presse sportive. Je suis donc notamment passé par une lecture systématique, jour après jour, du quotidien sportif français "L'Équipe" de 1946 à 1957, c'est-à-dire les "années Zatopek". À partir de cette masse de documents, j'ai dû faire un choix d'événements dans la vie de cet homme qui, d'une part, dessinaient l'axe et les moments importants de sa carrière et de son parcours et qui, d'autre part, me semblaient présenter une sorte de pertinence romanesque.
Est-on encore dans un roman ? Un récit ?
On est dans la vie réelle d'un homme, envisagée et traitée comme celle d'un personnage de fiction. Je ne me pose pas tellement la question du genre littéraire, mais je crois que la forme romanesque est assez évolutive et, disons, généreuse pour que ce livre puisse être désigné comme un roman.
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