Régis Jauffret est un auteur prolixe : Lacrimosa, paru chez Gallimard à la rentrée d'octobre 2008, est le seizième roman (au sens large du terme) que publie ce Français né en 1955. Et si ses livres sont de longueurs inégales, certains d'entre eux, par exemple Microfictions (Gallimard, 2007) ou Univers, univers (Verticales, 2003), comptent un grand nombre de pages. Jauffret est donc présent en permanence derrière les vitrines des libraires et, depuis quelques années, il fait régulièrement parler de lui : en 2005, Asiles de fous (Gallimard) obtenait le prix Femina et, deux ans plus tard, Microfictions, le prix France-Culture Télérama. Peut-être, d'ailleurs, pourrait-on penser que Jauffret écrit trop, ou trop vite : malgré quelques belles envolées (présentes surtout dans Lacrimosa), son écriture est en général plus blanche que blanche, efficace avant tout, peu recherchée sur le plan purement stylistique. Pour le dire de façon directe : ce n'est pas la beauté des phrases que prise le lecteur chez ce romancier. Ou, de façon plus savante, en se référant à un ouvrage de Gérard Genette : voilà un auteur plus intéressant du point de vue de la fiction que de la diction. Mais, précisément, en terme de fiction, Jauffret est un auteur proprement fascinant : sa plume a à peine commencé à gratter la page que nous voilà déjà dans du récit. Jauffret raconte comme il respire, en permanence, de façon presque maladive, avec force et conviction, à ses dépens, aurait-on envie d'ajouter.
Et pourtant, malgré leur spontanéité, ses récits n'ont rien de naïf et cela, pour deux raisons au moins.
Un enfant de Sartre et de Camus

D'abord, quant à la vison du monde qu'elles charrient, les fictions de Jauffret sont noires, plus noires que noires, profondément désespérées. Il ne s'agit pas, toutefois, d'un nouveau naturalisme. Sa peinture de la réalité n'a l'ambition ni de s'apparenter à une fresque ni de servir de miroir au social : Jauffret n'est pas un épigone de Zola. Il ne cherche pas à paraître réaliste. Bien plus : pour reprendre une très ancienne notion de l'histoire de la critique littéraire, nous dirions qu'il ne cherche même pas toujours à être vraisemblable. Son regard n'est pas non plus sociologique : la noirceur de Jauffret n'a pas grand rapport avec celle de Houellebecq. D'ailleurs, il s'agit bien de désespoir et non de colère ou de haine : rien non plus ici de Céline ou de Thomas Bernhard. S'il fallait qualifier la noirceur de Jauffret, c'est à l'adjectif « existentiel » que nous aurions recours. Régis Jauffret est, à nos yeux, un enfant de Sartre et de Camus. Ses héros sont des Roquentin qui ne croient pas au salut par le livre, des Mersault qui n'espèrent même pas qu'« il y ait beaucoup de spectateurs le jour de [leur] exécution » 1. L'univers de Jauffret est profondément absurde, d'une absurdité sans grandeur, mesquine, quotidienne et, en un sens, drôle : les destins se succèdent frénétiquement et ne mènent jamais nulle part, si ce n'est à une mort dictée par la contingence plus que par la fatalité. Le récit se fait ainsi souvent extrêmement rapide, sur le mode du conte plus que sur celui du roman, sans scène, sans arrêt sur image : il est diégétique et non mimétique.
Citons en exemple un passage, à la fois comique et sinistre, d'un livre hallucinant intitulé Univers, univers. Dans ce passage, il est question d'un policier qui, sous l'emprise de l'alcool, a tué une vieille femme et qui, en conséquence, s'est retrouvé en prison. Jauffret raconte en ces termes ce qui arrivera ensuite à ce personnage :
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À sa sortie, il entreprendra de vaines démarches pour récupérer ses restes [de la vielle femme] et les faire enterrer à ses frais. Il regrettera son acte jusqu'à la fin de sa vie, consultant régulièrement des thérapeutes qui ne pourront jamais extraire de son psychisme ce sentiment de culpabilité. Sa femme l'aura quitté dès son arrestation et aura disparu dans la nature avec leurs enfants. Il travaillera dans la brigade de nettoyage d'un supermarché. Chaque dimanche il déjeunera seul dans un petit restaurant, il s'offrira un apéritif et un carafon de vin rouge. Ensuite, il rentrera chez lui et essaiera de faire une longue sieste abouchée au sommeil de la nuit suivante pour arriver jusqu'au lundi matin sans connaître l'ennui. Il n'aura que cinquante-trois ans le jour où il ira à la rencontre d'un camion sur la bretelle d'autoroute qui desservira sa commune. Il mourra sur le coup, son corps ira valdinguer sur un terrain de pétanque désert à cette heure de la nuit.
La compagnie d'assurance du poids lourd retrouvera son épouse qui touchera assez d'argent pour offrir une montre à son concubin et un stage de poney aux gamins.2
Deux détails hautement prosaïques frappent dans le récit de cette vie résumée en une seule page : le terrain de pétanque sur lequel valdingue le corps et le stage de poney, qui constitue tout l'héritage des enfants du policier. L'on voit bien qu'il ne s'agit pas de détails matériels servant à provoquer l'effet de réel cher à Barthes, c'est-à-dire à nous faire adhérer à la fiction, à nous indiquer : ceci est une représentation de la réalité. Au contraire, le lecteur est maintenu à distance et n'a ici nulle possibilité de s'identifier au personnage principal. L'effet produit est de l'ordre de la dérision absolue, comique en un sens, sinistre en un autre, mais nullement tragique. La catharsis n'est pas au rendez-vous pour justifier la fiction.
On voit ici aussi que l'existentialisme selon Jauffret se passe de toute théorisation. La question de la place qu'il faut ou non laisser à la réflexion du narrateur ou aux digressions de l'écrivain lui-même occupe depuis toujours la critique romanesque : on sait que Léon Tolstoï n'a pas été insensible aux remarques de Tourguenev, qui lui avait reproché d'avoir interrompu ses récits par de longues réflexions sur la guerre et sur l'histoire : dans la troisième édition de Guerre et Paix, en 1873, il retira ces chapitres philosophiques3. On sait aussi que Maurice Blanchot critiqua la fin de L'Étranger de Camus dans la mesure où les réflexions de Mersault en prison dénotaient avec l'objectivité behavioriste du reste du roman4. Peut-être Tourguenev et Blanchot ont-ils eu tort. Toujours est-il qu'aucun des deux n'auraient la moindre réprimande à adresser à Régis Jauffret : chez lui, tout passe par le récit et, en tout cas jusqu'à la parution de Lacrimosa, jamais aucune entorse n'est faite à l'objectivité.
1 CAMUS Albert, L'Étranger, Paris, Gallimard, 1942, p. 172.
2 JAUFFRET Régis, Univers, univers, Paris, Verticales, 2003, p. 251.
3 Ceux-ci réapparaîtront, de façon posthume, dans la cinquième édition. Voir PASCAL Pierre, « Introduction », dans TOLSTOÏ Léon, La Guerre et la Paix, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, pp. XXIII-XXIV.
4 « Albert Camus ne s'est pas contenté de donner à son histoire cette ombre invisible que le regard devine, il a voulu en exprimer plus clairement, plus directement le sens. Dans la dernière partie de son livre, où le condamné à mort essaie en vain d'échapper à l'irrémédiable, il lui fait découvrir la vérité profonde de cette fatalité, en le mettant en opposition avec un prêtre qui lui apporte inutilement ses consolations. [...] Cette conclusion dont le sens est impérieux et qui découvre les vraies perspectives du livre n'a pour défaut que d'apparaître. Il y a un changement de ton assez gênant entre l'objectivité presque absolue du récit, objectivité qui est sa vérité profonde, et les dernières pages où l'étranger exprime ce qu'il pense et ce qu'il sent en face de la mort et de la vie. » (BLANCHOT Maurice, « Le roman de l'étranger », dans Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, renouvelé en 1971, p. 252)