Régis Jauffret, du récit noir fragmenté à la correspondance impossible

Lacrimosa

Lacrimosa

Nous en arrivons ainsi à Lacrimosa (Gallimard, 2008), qui renouvelle le roman contemporain d'une troisième façon. Ce dernier-né se détache de la production habituelle de Jauffret en ceci qu'il a, nous dit-on, un fond autobiographique5. Autobiographie tragique, puisqu'il est question du suicide de sa compagne. Mais, bien entendu, le romancier tord le modèle habituel de l'autobiographie. Jauffret n'est pas Rousseau. S'il reprend le modèle, très actuel de l'autobiographie en direct, relatant des événements très proches du présent, il n'a pas écrit là une autofiction comme une autre : Jauffret n'est pas non plus Angot. Dans une certaine mesure, le terme « autofiction » pourrait pourtant convenir pour décrire ce qui se trame dans Lacrimosa, car l'écrivain s'y met bel et bien en scène tout en laissant, de façon explicite, une immense part à la fiction.

Quoi qu'il en soit, le dispositif d'écriture est sans cesse mis en scène et il dénonce régulièrement son propre arbitraire. Comme dans Asiles de fous, le roman repose sur la pluralité des voix : il s'agit cette fois vraiment d'un roman épistolaire. Il s'ouvre sur une lettre adressée par l'écrivain à « Charlotte », qui vient de se suicider et dont le suicide est raconté dans le détail. Vient ensuite la réponse de Charlotte, qui parle en tant que morte. Ainsi, dès cette seconde lettre, on rencontre un premier niveau d'écart par rapport à la norme de l'autofiction : c'est l'invraisemblance de cette parole ayant traversé l'au-delà. Ensuite, Charlotte met en doute la véracité du récit de son ancien amant : second niveau d'écart, second accroc dans le pacte autofictionnel. Quand l'épistolier masculin (dont on ne donne ni le nom ni le prénom) reprend la parole, il ne défend pas sa vision des faits. Au contraire, il en donne d'autres : troisième niveau d'écart. On retrouve là la prolifération narrative typique de notre auteur. Plus loin, son récit se fera d'ailleurs presque surréaliste et ne cherchera plus du tout à être crédible (quatrième niveau d'écart). Enfin (cinquième et dernier niveau), Charlotte en vient à dénoncer le procédé même qui lui permet de parler : c'est son ancien amant, bien entendu, qui écrit les mots que la fiction attribue à la jeune morte.

Tu continues à écrivasser, mon bel écrivassier ? Tu bricoles la phrase, tu te pavanes, tu marches encore de long en large dans un bouquin comme un plouc sur son bout de jardin ? De quoi tu parles ? De qui ? Je ne t'entends pas.6

Tu te prends maintenant pour une œuvre d'art. Tu profites de ma faiblesse pour couvrir de ta voix mon chuchotement. Mon petit filet de silence, ma parole muette de morte. 7

L'assimilation entre le personnage masculin, le narrateur de la moitié du texte et l'écrivain se trouve ainsi réalisée au moment même où l'ensemble du procédé romanesque est démystifié. Il s'ensuit, à nouveau, une distance entre le lecteur et les protagonistes.

Sans doute Lacrimosa n'est-il pas le meilleur livre de Jauffret. Par nature même, il ne peut être que décevant : en faisant parler une morte, Jauffret cherche à faire parler l'absence et il sait que c'est impossible. Sa propension au récit ne provoque pas cet emballement irrésistible qui fascine dans ses autres romans : l'emballement est comme étouffé dans l'œuf. Par contre, Jauffret prend ici visiblement plus de plaisir qu'ailleurs dans la fabrication de la phrase, qui se fait moins transparente. Quoi qu'il en soit, Lacrimosa est un roman d'une grande originalité, qui occupe une place à part au sein d'une des œuvres les plus intéressantes et les plus fortes d'aujourd'hui.

Laurent Demoulin
Mars 2009

 
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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.


 

5 Un roman de Jauffret paru en 2000 s'intitule précisément Autobiographie (Verticales), mais c'est par antiphrase : le texte, qui met en scène un violeur doublé d'un assassin affiche sans cesse son caractère fictionnel.
6
JAUFFRET Régis, Lacrimosa, Paris, Gallimard, 2008, p. 51.
7
Ibidem, p. 54.

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