Régis Jauffret, du récit noir fragmenté à la correspondance impossible

La narration en question

La seconde raison pour laquelle Régis Jauffret, ce conteur insatiable, ne peut être considéré comme un naïf tient dans le fait que ses romans, tout en laissant la part belle au récit, semblent interroger la narration. Jauffret n'est certes pas plus Robbe-Grillet qu'il n'est Zola, et l'on n'a pas l'impression que son but est de renouveler le roman, de travailler la forme narrative pour elle-même : c'est l'absurde qui paraît présider à la forme. Mais l'absurde, justement, gagne la forme elle-même, à tel point que, sans en avoir l'air, Jauffret renouvelle bel et bien le roman et invente effectivement de nouvelles pratiques narratives.

Plusieurs cas de figure se présentent ainsi dans son œuvre. Des livres comme Fragments de la vie des gens (Verticales, 2000), Jeux de plage (Verticales, 2002) ou Microfictions sont en fait des recueils de petits récits, de « microfictions », alertes et sans appels, qui s'additionnent les unes les autres en épuisant le réel autour d'une situation précise (si dans tel récit, le protagoniste fait le choix A, qui s'avère catastrophique, dans le récit suivant, un personnage similaire optera pour B et ira tout autant à la banqueroute). Une variante de cette structure est proposée par Univers, univers, à nos yeux le meilleur livre de Jauffret. Un récit encadrant y justifie l'accumulation des récits rapides : une femme, dans une cuisine, en train de préparer un gigot, oublie soudain complètement qui elle est et se met à s'imaginer de multiples destins, des noms de famille, des maris, divers invités, etc. Avec virtuosité, Jauffret multiplie à partir de ce point de départ les récits enchâssés les uns dans les autres comme des poupées russes. La fragmentation du roman contemporain, qui apparaît chez Jean-Philippe Toussaint et Hervé 

Asile de fous

Guibert au milieu des années 1980, est poussée là jusqu'à la dernière extrémité - jusqu'au vertige. Le livre progresse tout en se dénonçant lui-même : le lecteur ne peut pas ne pas s'interroger sur les motivations de sa lecture. À quoi bon en effet s'attacher à un nouveau personnage, à un nouveau nom de famille, quand il sait que deux pages plus loin une autre histoire effacera celle qu'il est en train de lire ? Et pourtant il continue, fasciné, médusé, abasourdi.

Un autre cas de figure, plus traditionnel, est rencontré dans Asiles de fous (Gallimard, 2005) : il s'agit d'une seule histoire, mais racontée de plusieurs points de vue, comme dans le roman épistolaire. La difficulté et le « soupçon » résident dans le fait que ces points de vue sont tellement contradictoires que le lecteur n'est pas en mesure de rétablir la vérité des faits antérieurs au récit. 

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