Carnet de Corée de Serge Delaive
Séoul - Parc (2009) © Serge Delaive
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« Le regard du voyageur flotte sur la surface », note Serge Delaive (p. 174). C’est ce flottement du regard, fragile et précieux, qui nous est rendu dans Carnet de Corée. Le livre, composé d’impressions plus que de soi-disant vérités, rend toujours compte du point de vue qui est, inévitablement, le sien : Serge Delaive n’oublie à aucun moment qu’il parle en Occidental, même quand il donne l’heure (« 8e siècle de l’ère que nous avons imposée », p. 90), ce qui constitue sans doute la meilleure manière d’approcher, un tant soit peu, l’autre dans son altérité. Le savoir possible, ici, commence par la reconnaissance de l’ignorance. Et l’objectivité accessible par l’acceptation de la subjectivité.

À un seul moment, Serge Delaive se contredit sur ce point : quand il note, page 174, que le voyageur capte « souvent l’essence de l’endroit. Le génie du lieu. » Carnet de Corée ne cherche ni essence de l’endroit, ni génie du lieu, mais accroche des particularités, c’est-à-dire des caractéristiques qui ne sont particulières que pour celui qui les découvre – manière de tenir compte de là où l’on parle. Ces particularités cachent peut-être une essence ou un génie, qui sait ?, mais elles sont peut-être superficielles et volatiles aussi bien. Peu importe : personne n’occupe le point de vue supra-culturel qui permettrait d’en juger. Aussi Serge Delaive a-t-il raison de demeurer à la « cime du particulier », comme disait Proust (je crois).

C’est pourquoi encore, même si l’on n’est jamais allé en Corée, a-t-on le sentiment que Serge Delaive est totalement digne de confiance. Il ne prétend pas dire le vrai, il dit le juste.

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Les livres de Serge Delaive, roman, poésie, pamphlet et essai – on en compte à présent une petite vingtaine – se suivent et ne se ressemblent pas : chacun d’eux peut être décrit comme un tournant dans sa carrière littéraire, tant en ce qui concerne le contenu que l’expression. En même temps, s’ils ne se ressemblent guère, ils s’assemblent parfaitement, des traits se retrouvant çà et là, comme des leitmotiv, qui tissent des liens irréguliers entre eux, tel personnage (par exemple Lunus, le double rêvé de l’écrivain) se retrouvant dans tel recueil de poèmes (Légendaires) puis dans tel roman (Argentine), mais pas dans tel autre (L’Homme sans mémoire), tandis qu’un animal (disons le corbeau) traverse le premier recueil et le deuxième roman cité, mais pas le premier et que le thème du rêve alimente les trois livres. Une série close de motifs se répartit ainsi infiniment de façon presque aléatoire entre les pages, à la façon dont le nombre fini des pièces aux échecs donne lieu à l’infini des parties à jouer. Ainsi, chaque livre apporte un éclairage nouveau sur ceux qui l’ont précédé – l’œuvre dans son ensemble s’apparentant à un kaléidoscope fascinant et mobile.

Carnet de Corée complique encore la donne dans la mesure où deux versants de l’artiste Serge Delaive s’y conjuguent : le photographe, qui s’exprimait essentiellement jusque-là par des expositions et via son site Internet, y côtoie l’écrivain.

Fleur de lotus, Gyeongju, Corée (2009) © Serge Delaive

3gyeongju5Certes, ce n’est pas vraiment leur première rencontre. Il est beaucoup question de photographie dans le roman Argentine, qui contient une petite photo et des descriptions de clichés de grands reporters. Le recueil de poèmes intitulé Les Jours, qui a valu à Delaive le Prix Marcel Thiry en 2007, se penche également souvent sur la pratique photographique et on peut y lire ces vers paradoxaux : « J'ai compris que je n'étais pas / poète [...] Je suis photographe ». Plus récemment, Serge Delaive a fait paraître un très émouvant Herstal, juxtaposant texte et photos consacrés à la ville qui l’a vu grandir. Et, par ailleurs, sur son site, certaines prises de vue sont accompagnées d’extraits de texte. Mais, jusque-là, dans les livres, le texte domine nettement l’économie d’ensemble, tandis qu’un nouvel équilibre entre mots et images s’instaure au gré du Carnet de Corée. Parfois, l’image illustre le texte, parfois, le texte commente l’image, alors que seul le premier cas se rencontrait dans les ouvrages antérieurs2.

Cet état de fait n’est pas sans conséquence. Car, on l’a vu, le rêve occupe une part importante dans la poétique de Serge Delaive. Son premier livre s’ouvre sur une section intitulée « Le rêve du corbeau de mer » et, dans Carnet de Corée, le voyageur mentionne les songes et les cauchemars qui emplissent ses nuits : l’un d’eux le campe d’ailleurs dans une ville étrange alliant des traits de Herstal et de Venise. Cet onirisme omniprésent jette une sorte de trouble sur le réel dans la plupart des livres de Serge Delaive. S’y joue une douce remise en cause des notions de temps, d’espace et d’individu. Carnet de Corée n’échappe pas tout à fait à ce trouble, si on y prête attention : au début du livre, l’écrivain retrouve dans son carnet « la description d’un rêve où apparaissait une inconnue dénommée Sofia Gallegos Corti » (p. 12). L’on sait que Sofia est un personnage clé d’Argentine et l’un des protagonistes masculins de ce roman emprunte le rêve de l’écrivain…

Or, du moins si Roland Barthes a raison, l’une des caractéristiques essentielles de la photographie tient dans le rapport étroit qu’elle entretient avec la réalité : une photographie fait « penser au geste du petit enfant qui désigne quelque chose du doigt et dit : Ta, Da, Ça ! Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste ; elle dit : ça, c’est ça, c’est tel ! mais ne dit rien d’autre […] le référent adhère » (La Chambre claire).

De ce point de vue, la poétique particulière de Serge Delaive entre en contradiction avec la pratique de la photographie. Celle-ci s’oppose au trouble du réel. Elle atteste du fait que cela a été. La photographie transforme donc de facto le texte. En retour et amont, peut-être les caractéristiques de l’écrivain contaminent-elle la pratique du photographe. Celui-ci explique en effet que les photos qu’il préfère présentent « un effet tremblé, un peu sale » (p. 169). Cette dialectique entre réel et tremblé participe à la beauté de Carnet de Corée.

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Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore, Carnet de Corée est une belle entrée dans l’œuvre kaléidoscopique de Serge Delaive. Mais l’on pourrait en dire autant de chacun de ses livres, de chacune des faces du kaléidoscope. Ce qui importe, finalement : le temps est venu de lire le poète romancier photographe Serge Delaive !

Laurent Demoulin
Juillet 2012

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 




2 Le livre que Serge Delaive a consacré au tableau de Gauguin D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? constitue cependant une exception : le texte y commente une image absente.

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