Enseignement et pégagogie de la nouvelle orthographe

En Communauté française, la réforme de l'orthographe s'appuie sur des recommandations du Conseil supérieur de la langue, proposées aux ministres ayant l'enseignement, la formation, et la culture dans leurs compétences. Elle a ensuite fait l'objet de circulaires ministérielles envoyées dans les écoles. Mais comment cela se passe-t-il sur le terrain, et comment cette réforme est-elle envisagée dans la formation des futurs enseignants ? Les réponses de Jean-Louis Dumortier, didacticien des langues romanes à l'Université de Liège.

Lors de la réunion internationale des organismes linguistiques qui s'est déroulée à Paris en 2007, les différentes délégations se sont engagées à intervenir auprès de leurs ministres de l'Éducation respectifs afin de clarifier la situation de l'apprentissage de la nouvelle orthographe dans l'enseignement. En avril 2008, le Conseil de la langue et de la politique linguistique en Belgique francophone a émis un avis portant sur les rectifications orthographiques dans lequel il recommandait aux ministres en charge de la culture et de l'éducation de prendre toutes les mesures nécessaires pour dissiper le malaise en la matière et pour faire progresser la réforme1. Jean-Louis Dumortier, professeur de didactique à l'Université de Liège, souligne que la réforme actuelle est en cours depuis une génération et qu'il n'est ni impossible, ni fautif, d'enseigner les deux types d'orthographe coexistant actuellement.

Jean-Louis Dumortier : La première chose que je voudrais dire, c'est que la situation dans laquelle je me trouve ici, pour parler de la nouvelle orthographe, me fait un peu penser à la situation d'un architecte que l'on placerait devant une maison en plus ou moins bon état, malgré des rafraîchissements nécessaires, et que l'on l'obligerait à examiner avant tout le linteau de la porte ou l'encadrement des fenêtres. La maison en question, pour moi, est celle de l'enseignement, de l'apprentissage de l'écriture, et il s'agit de la rendre habitable pour tout le monde. La question de la nouvelle orthographe, c'est une question parmi tant d'autres, plus importantes, dans l'apprentissage de l'écriture.

Avant de nous pencher sur la question de son enseignement, que pensez-vous de la nouvelle orthographe ?

Jean-Louis Dumortier : Tout d'abord, quand on parle de la nouvelle orthographe, je suis un peu porté à sourire, parce que cette nouvelle orthographe a presque 20 ans2, et 20 ans, c'est quasi une génération. Qualifier de nouveau quelque chose qui date de 1990, étant donné les changements qui se produisent dans le monde de la pédagogie sur une vingtaine d'années, cela m'incline à sourire.

Cependant, tout en n'utilisant pas moi-même la « nouvelle » orthographe, je dois dire que je suis favorable à toute espèce de réforme qui vise à la simplification de l'orthographe. Toute réforme allant en ce sens me semble d'ailleurs souhaitable. Cependant, je n'aime pas les changements superficiels. J'aurais souhaité que l'on change ce qui fait difficulté, alors que cette réforme ne propose que des changements timides. En tant que didacticien désireux d'une réforme orthographique qui profiterait à la masse des élèves, je trouve que cette réforme aurait pu aller plus loin. Elle touche fort peu l'enseignement de l'orthographe grammaticale et, par exemple, la question épineuse des participes passés n'est que peu abordée.

De plus, on rencontre quantité d'exceptions aux réformes. Ces exceptions sont toutes justifiées, mais parfois de manière oiseuse, et souvent dangereuse. Par exemple, on justifie la permanence de certaines exceptions par l'usage3. On considère que certains mots, bien implantés dans l'usage, ne doivent pas être simplifiés. Mais une question se pose : de quel usage parle-t-on ? L'usage de qui ? de quelle époque ? Il n'y a rien de plus historique que l'usage, cela peut donc difficilement servir de justification. On justifie également certaines exceptions par la prononciation ! Quand on sait que la prononciation varie, dans une même époque, d'une région à l'autre et d'un groupe social à l'autre, c'est une justification très dangereuse d'un point de vue pédagogique. Imaginez l'enseignant qui aurait la mauvaise idée de répercuter cette justification en classe, les élèves se mettraient à écrire comme ils parlent ou entendent parler. Nous ne parlons même pas ici de ce qu'une telle justification pourrait entraîner d'un point de vue international ; qu'est ce que cela pourrait donner si les Québécois, les Suisses justifiaient également l'orthographe par leur prononciation ?

Lors de la rentrée scolaire 2008, il y a un an exactement,  les Ministres Fadila Laanan (Culture et Audiovisuel), Christian Dupont (Enseignement obligatoire), Marc Tarabella (Enseignement de promotion sociale) et Marie-Dominique Simonet (Enseignement supérieur) ont invité par le biais de circulaires ministérielles les enseignants de tous niveaux à « enseigner prioritairement la nouvelle orthographe ». Comment pensez-vous que les choses peuvent se dérouler sur le terrain ?

Jean-Louis Dumortier : Dans cette formule, je repère une invitation et une restriction. On doit enseigner la nouvelle orthographe, faire savoir qu'elle existe mais le « prioritairement » apporte une restriction donnant à penser que l'enseignement de l'autre orthographe, de la précédente ou d'une des précédentes n'est pas interdit. Je pense que la situation actuelle est celle-ci : ce qui est objet d'enseignement, c'est à la fois l'ancienne (ou une des anciennes) et la nouvelle. Il n'est pas question au terme de cette circulaire ministérielle d'obliger les enseignants à n'enseigner que la nouvelle orthographe.

Cependant, si je change de casquette, quittant celle du didacticien qui essaie de surplomber la problématique de l'enseignement et de l'apprentissage pour celle de l'enseignant, je dois enseigner la nouvelle orthographe, tout comme les professeurs du secondaire mais aussi les instituteurs et les professeurs en haute école. Ce qui veut dire que pour le moment, pour un certain nombre de mots, il y a deux orthographes, deux graphies de mots admises comme correctes. Il faut donc enseigner prioritairement l'une sans négliger l'existence de l'autre.

Le décret stipule également que dans l'enseignement et dans les corrections, aucune des deux graphies - l'ancienne et la nouvelle-  ne peut être tenue pour fautive.

Jean-Louis Dumortier : Et c'est heureux ! Dans un ouvrage intitulé « Les délires de l'orthographe », la linguiste française Nina Catach a fait remarquer que si l'on considère des dictionnaires différents (le Littré, le Robert et le Larousse), on s'aperçoit que certains mots ont des graphies différentes d'un dictionnaire à l'autre et qu'à l'intérieur d'un même dictionnaire parfois deux orthographes du même mot sont acceptées (c'est le cas de « clé » et « clef » par exemple). Donc l'existence de plusieurs graphies pour un même mot n'est pas exceptionnelle.

Maintenant, que la liste des modifications propose une autre orthographe en concurrence avec la précédente (et pas l'ancienne, parce que quelle ancienne ?) n'est pas pour moi un phénomène particulièrement dérangeant. De toute façon, un élève peut rencontrer dans les livres des orthographes différentes. À l'heure actuelle, beaucoup de manuels scolaires adoptent d'ailleurs la nouvelle orthographe. Je ne trouve donc pas regrettable que l'on attire l'attention des enfants et adolescents qui apprennent le français sur la coexistence de deux orthographes qui momentanément sont admises. Et je suis porté à croire qu'à la longue, si on enseigne bien prioritairement la nouvelle, comme il l'est demandé, elle finira par supplanter la précédente. Il n'y a donc pas lieu de lever les bras au ciel à cause de la coexistence pour certains mots de deux orthographes différentes.

Est-ce que dans une telle situation, vous ne pensez pas que les temps sont durs pour les professeurs de français ?

Jean-Louis Dumortier : Je vois plutôt ça comme une belle occasion que comme une difficulté. Ce qui plombe l'enseignement de la langue, c'est que cet enseignement-là manque de perspective historique. On enseigne « La grammaire », on enseigne « L'orthographe » comme s'il s'agissait d'objets culturels, de savoirs immuables. Or les savoirs sur la langue en général, dont les savoirs orthographiques, n'ont cessé de changer. Et le gros problème, c'est que la majorité des enseignants ne l'expliquent pas.

Combien d'enseignants sortent, au terme de leur formation, et enseignent ce qu'ils ont appris comme ce qu'il a toujours fallu enseigner. Or rien n'est plus faux. Les changements ont été considérables que l'on prenne la courte ou la longue durée. Alors que les savoirs savants (ceux qui sont produits grosso modo par l'université) sont présentés comme historiques, comme des états momentanés d'un savoir qui ne cesse d'évoluer, dans l'enseignement secondaire et primaire, on hésite à dire, pour des raisons que l'on peut comprendre : « ce que vous apprenez aujourd'hui, dans vingt ans ou dans dix ans, ce ne sera peut-être plus vrai, plus aussi important. » Cette réforme constitue donc une occasion à saisir, pour mettre en perspective historique ce qui s'enseigne dans le domaine de l'orthographe en général.

Propos recueillis par Vincianne D'Anna
Octobre 2009

Professeur ordinaire au Département de langues et littératures romanes, Jean-Louis Dumortier y enseigne la didactique des langues romanes (français, espagnol, italien).

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Vincianne d'Anna est journaliste indépendante.

 


 

 

 1 http://www.languefrancaise.cfwb.be/rectoverso/depuis1990
 
2 C'est le 6 décembre 1990 que furent publiés au Journal officiel de la République française un certain nombre de rectifications orthographiques sous forme de recommandations qui avaient été proposées par le Conseil supérieur de la langue française (Paris). Elles ont reçu l'aval de l'Académie française et des organismes linguistiques compétents au Québec (Conseil supérieur de la langue française et Office québécois de la langue française), en Suisse romande (Conférence intercantonale de l'instruction publique) et en Belgique (Conseil supérieur de la langue française).
 
3 Simplification des consonnes doubles : les formes conjuguées des verbes en -eler ou -eter s'écrivent avec un accent grave et une consonne simple devant une syllabe contenant un e instable (dit « e muet). Exceptions : appeler, jeter et leurs composés (y compris interpeler), bien implantés dans l'usage.