Claude Hagège, l'amoureux défenseur des langues

« Comme linguiste », déclare Claude Hagège, « je n'accorde à l'orthographe aucune importance véritable. » Né à Carthage en 1936, le linguiste français Claude Hagège est un ardent défenseur du français, tout en ayant des connaissances dans une cinquantaine de langues. Membre de l'Organisation Internationale de la Francophonie (O.I.F.), il est l'auteur de nombreux ouvrages spécialisés ou grand public, tels La Structure des langues, Le français et les siècles, Le français, histoire d'un combat ou encore Combat pour le français au nom de la diversité des langues et des cultures.

Claude Hagège vient de publier chez Plon/Odile Jacob, dans la belle collection de Jean-Claude Simoën, un Dictionnaire amoureux des langues. Il a, sur la question de l'adoption de la nouvelle orthographe, sur l'évolution des langues, et sur les menaces qui pèsent sur la langue française, des positions très claires, qu'il précise dans l'entretien qui suit.

dicoamoureux

Pourquoi qualifiez-vous votre dictionnaire de « promenade sentimentale » ?

Claude Hagège : C'est une promenade en ce qu'il ne s'agit pas d'un ouvrage avec un plan et une synthèse mais composée d'une série d'entrées que l'on peut lire dans le désordre.  Et elle est sentimentale, car écrite sous l'inspiration de la passion pour les langues qui m'habite depuis l'enfance.

Justement, comment cette passion est-elle née chez vous ?

Claude Hagège : Depuis mon plus jeune âge, j'ai toujours adoré les langues. Enfant, dès que j'ai su à peu près lire, j'ai souhaité non pas des jouets qui, pour moi, n'avaient aucun intérêt, mais des dictionnaires et des grammaires. J'étais également fasciné par les langues étrangères. C'est pourquoi j'ai toujours demandé aux étrangers qui m'entouraient de me traduire les mots dans leur langue.

Vous consacrez un chapitre aux « Beautés des langues ». Comment peut-on les déterminer ? Chaque locuteur ne considère-t-il pas sa langue comme la plus belle ?

Claude Hagège : Oui, bien entendu. J'insiste d'ailleurs sur le fait que c'est une notion tout à fait subjective. Il ne s'agit pas de donner des critères valables pour tous. Je trouve, par exemple, une certaine laideur à l'anglais. Et à ceux qui m'objectent le contraire, je réponds: « Évidemment, quand vous ne connaissez qu'elle, que vous en êtes investi jour après jour de tous les côtés, vous finissez par en être convaincu. » Or il suffit d'écouter du russe, du hongrois, de l'arabe, de l'espagnol, du peul, etc. pour voir la beauté de ces langues. Cette notion suppose pour moi une comparaison entre plusieurs langues et non pas la connaissance d'une seule.

Je parle ici de la beauté phonétique d'une langue, de sa sonorité. Mais cette beauté peut aussi concerner la diversité et les nuances innombrables du vocabulaire ainsi qu'une certaine rigueur de la grammaire, comme c'est le cas du japonais ou de l'allemand, qui sont des langues nettement plus faciles que l'anglais.

Quant au français, dans ses œuvres classiques, il frappe par sa beauté, par une espèce de grâce, d'élégance, de distinction. Mais pas par sa clarté. Contrairement à ce que l'on répète depuis des siècles, le français n'est pas une langue spécialement claire. Même si sa prose classique, elle, l'est.

La langue française reste une langue en danger

Existe-t-il des langues plus faciles ou difficiles que d'autres ?

Claude Hagège : Absolument, même si cette difficulté est toujours en rapport avec sa propre langue. Il sera plus facile, pour celui qui parle une langue romane, d'apprendre une autre langue romane qu'une germanique.  D'autre part, dans l'absolu, on peut qualifier de difficile une langue dont la morphologie est touffue et complexe, comme l'arabe ou le russe. L'anglais est moins difficile par sa morphologie que par sa phonétique, de l'aveu même des anglophones, et par son vocabulaire.

Vous rappelez que de nombreuses langues sont en danger et disparaissent. N'est-ce pas inéluctable ?

Claude Hagège : Comme linguistes de terrain, nous nous efforçons, de notre mieux, de favoriser le maintien des langues en voie d'extinction. Leur disparition, quand elle n'est pas due à la pression très forte de langues internationales, singulièrement l'anglais, est due à leurs locuteurs mêmes, qui les abandonnent parce qu'ils considèrent qu'elles ne servent plus à grand chose. C'est le cas des langues tribales et régionales dont les usagers jugent qu'elles ne permettent pas à leurs enfants une insertion sur le marché professionnel. Elles sont alors menacées par un défaut de transmission. Et ce défaut est le signal de leur mort progressive.

Et vous êtes assez alarmistes concernant le français...

Claude Hagège : Il est en danger par la très forte pression de l'anglais mais aussi par le désintérêt de beaucoup de Français eux-mêmes. Le pays du monde où on aime le moins le français, c'est la France. Par snobisme, par soumission à la puissance supposée de l'anglais. La France ne peut plus être considérée comme propriétaire du français, elle n'en est que le berceau historique. Les autres pays y sont bien plus attachés.

Mais en Belgique, aussi, le danger guette. Si les menées fortement anti-françaises de certains Flamands suscitent une réaction de défense du français, quelqu'un comme l'universitaire Philippe van Parijs, professeur à l'UCL et à la KUL, souhaiterait éliminer le français au profit de l'anglais dans certains domaines. J'ai été alerté sur ce point par Jean-Paul Nassaux, un chercheur bruxellois également universitaire, qui s'intéresse à cette problématique.

Et que pensez-vous de la nouvelle orthographe?

Claude Hagège : Je suis un linguiste professionnel et, à ce titre, je n'accorde à l'orthographe aucune importance véritable. Elle n'est que la représentation écrite de la langue. Ce qui compte, c'est la langue elle-même. Les réformes sont préconisées pour faciliter l'apprentissage mais n'ont pas d'incidence directe sur la langue elle-même. Cela étant dit, j'ai appartenu, il y a dix ou quinze ans, à un comité d'« experts » qui a présenté des réformes. Ces réformettes destinées à introduire plus d'homogénéité dans l'écriture du français ont été rejetées en bloc par la population. L'attachement à l'orthographe est très fort en France parce que c'est une norme vue comme une sorte de preuve de connaissance, de culture. Et tant pis si l'argument principal de cette réforme est de faciliter l'apprentissage du français à l'école.

La disparition de certains mots français participe-t-elle, à votre avis, d'un appauvrissement de la langue ?

Claude Hagège : Jamais vous n'entendrez un linguiste professionnel dire qu'une langue s'appauvrit. Cela n'a aucun sens pour nous. Notre métier est d'observer et de décrire. Une langue change, évolue. Donc s'adapte à de nouvelles circonstances. Et les mots qui disparaissent sont relayés par d'autres qui apparaissent. Si, aux troisième et quatrième siècles, vous aviez été contemporain du passage du latin aux langues romanes, vous auriez été effaré de voir le latin abandonner ses déclinaisons, les formes verbales devenir de moins en moins nombreuses ou complexes et le vocabulaire perdre un grand nombre de mots. La preuve qu'il n'y a aucun appauvrissement est que cette langue latine a donné cinq langues romanes - l'italien, le français, le portugais, l'espagnol, le roumain -, plus d'autres qui sont porteuses de très grandes littératures. Ce sont des étapes dans un processus de changement tel qu'il s'en produit dans toutes les langues humaines.

Personnellement, si je parle un français littéraire, classique, je suis néanmoins très intéressé par le verlan des cités ou l'argot de nombreux milieux, parce qu'ils portent en eux du dynamisme, et de la vie.

 

Entretien: Michel Paquot
Octobre 2009

 

icone crayon

Michel Paquot est journaliste indépendant, spécialisé dans les domaines littéraires et culturels.

 


 

Claude Hagège, "Dictionnaire amoureux des langues", Ed. Plon/Odile Jacob, 729 p.