La pensée théologico-politique de Charlemagne

Prêcher la Trinité dans l’empire

LECLERC (1637-1714) - Charlemagne dicte des capitulaires, 779, diagraphe et pantographe
© Collections artistiques de l'Université de Liège

37180bLa politique religieuse impériale prit une nouvelle orientation lors de la grande assemblée ecclésiastique convoquée à Aix-la-Chapelle à l'automne 802. Dans son nouveau programme politique, Charlemagne se réserva une mission apostolique spécifique d’implantation, de stabilisation et d’unification du culte chrétien à travers l’empire. À partir de cette date, les capitulaires impériaux portent tous la marque de l’implication personnelle de l’empereur dans la prédication. Charlemagne n’hésite plus à proclamer sa conviction qu’il est nécessaire de croire pour être sauvé ni à proclamer sa foi personnelle dans les exhortations qu’il destine tant au peuple qu’au clergé. Il était intimement convaincu que son salut personnel était lié à celui de son peuple.

Ce programme de christianisation en profondeur de la société carolingienne exigeait un plan catéchétique très strict. On constate une amplification considérable de la part de mémorisation imposée tant aux membres du clergé qu’aux laïcs à l’aube du 9e siècle. Les évêques devinrent, à cette époque, plus que jamais redevables devant l’empereur des résultats de l’activité pastorale dans les diocèses et les paroisses. Les grands laïcs furent invités à seconder les évêques dans cette mission d’instruction religieuse  Les examens des connaissances des prêtres et les visites des missi acquirent une tout autre importance que par le passé. La solidarité familiale devint un des chaînons essentiels de cette puissante machine catéchétique. Nul ne pouvait plus porter un enfant sur les fonts baptismaux s’il n’était en mesure de réciter correctement les deux prières évoquées plus haut. Des sanctions physiques furent annoncées pour ceux qui refuseraient l’instruction religieuse : des coups de fouets et des jeûnes obligatoires menaçaient ceux qui ne seraient pas en mesure de réciter intégralement le Pater Noter et le credo et de tracer le signe de croix.

La détermination impériale à imposer ces pratiques à tous les sujets sans distinction d'âge, de statut ou de sexe ne peut être mise en doute. Les capitulaires impériaux et les actes de conciles en témoignent. Par contre, on ne trouve que très peu d’informations sur les moyens mis à la disposition des prédicateurs pour mener à bien leur mission. Il n'est, par conséquent, pas aisé d'expliquer comment et dans quelle mesure l'enseignement de la doctrine trinitaire s'organisa dans l'empire. Selon toute vraisemblance, les évêques prirent appui sur les nombreuses variantes des formules de foi qui circulaient à l'époque ainsi que sur les exposés détaillés du credo et les manuels que rédigèrent les théologiens de la cour, en particulier, l’œuvre d’Alcuin.

Le de fide remporta, dès son arrivée au palais, un vif succès. Il dût s’imposer d’emblée comme le manuel de référence mis à la disposition des prédicateurs et, plus largement, de l’élite intellectuel car il fut, sans attendre, diffusé dans tout l’empire ; son impressionnante tradition manuscrite l’atteste (Une bonne centaine de manuscrits partiels ou intégraux de cette œuvre – dont vingt-six assurément datés du 9e siècle – sont parvenus jusqu’à nous, conservés dans toutes les grandes bibliothèques à travers l’Europe, aux côtés des traités sur la Trinité des Pères de l’Église tels Augustin, Boèce ou Hilaire de Poitiers).

Quelques lettres de l'époque sont là pour attester que certains ecclésiastiques en mémorisèrent le contenu. Toutefois, Alcuin entreprit rapidement de récapituler les points essentiels de sa démonstration dans une liste de vingt-huit questions-réponses résumant efficacement la doctrine qui devait être enseignée au peuple. Cette liste connut également un large succès attesté, lui aussi, par une importante tradition manuscrite en lien étroit avec celle du De fide. On peut parler d’un véritable engouement des clercs pour ce type de manuel et d’un intérêt prononcé pour la matière non démenti sous le règne de Louis le Pieux (814-840). Il faut dire que cet ouvrage présentait toutes les qualités nécessaires à une assimilation rapide et sans faille de la doctrine chrétienne. L’ordre dans lequel se succédaient ces questions devait amener, par la logique, celui qui doute ou qui cherche, à déduire de lui-même l’évidence du monothéisme trinitaire.

Les résultats de cette vaste campagne d’instruction religieuse populaire sont tout aussi difficiles à estimer. On n’a pas d’autres indices que les admonestations et sanctions relevées dans les sources diplomatiques et législatives impériales et ecclésiastiques de l’époque. Elles autorisent le constat suivant : le décès de Charlemagne ne modifia pas la politique religieuse carolingienne. Les évêques continuèrent d'imposer aux prêtres l'étude et la compréhension des fondements trinitaires de la doctrine chrétienne. Les laïcs restèrent tenus de mémoriser le Credo ou le symbole des apôtres et le Notre Père et les menaces d'application à l'égard de ceux qui refusaient d'apprendre par cœur certaines formules ou d'assister à la messe et aux sermons. Par contre, rien ne nous permet d'affirmer que le peuple comprenait le sens de ce qu'il récitait ni qu'il était capable d'en expliquer le contenu. La majorité des prédicateurs carolingiens devaient se contenter de diffuser ce que leur avaient exposé les évêques. Peu d'entre eux auraient été capables de développer un enseignement proprement dogmatique. Le contenu des homéliaires et des sermons l'atteste : on prêchait sur le Christ, Dieu fait homme, sur la Mère de Dieu et les saints, sur l'un ou l'autre événement de la vie du Christ commémoré dans le calendrier liturgique, souvent, sinon toujours, dans une perspective eschatologique… Les prêtres priaient, rendaient grâce à Dieu, baptisaient, concluaient leur sermon « au nom de » la Trinité mais nul ne prêchait sur la Trinité même si, à l'occasion, on note l’un ou l’autre propos christologique supposant la préexistence du Verbe de toute éternité, allusion subtile à Dieu un et trois (Notons que cette réticence n’est pas propre à l'époque carolingienne. L’interdiction de prêcher sur la Trinité eu égard à la difficulté de la matière demeurait en vigueur dans certaines communautés monastiques à l’aube du 13e siècle). On peut raisonnablement affirmer que les connaissances religieuses de la très grande majorité du peuple ne dépassaient pas le stade de la restitution de mémoire d’une version corrigée par les théologiens de la cour du credo de Nicée-Constantinople. Toutefois, on conserve quelques attestations de l’intérêt particulier de certains laïcs pour le contenu de la foi et de la doctrine trinitaire en particulier. Ainsi que Michel Sot l’a récemment souligné, la même question taraudait les élites cléricales et les élites laïques carolingiennes : comment parvenir au salut ?  Les références culturelles de ces deux groupes étaient sensiblement les mêmes : la Bible, les Pères de l’Église dont saint Augustin. Rosamond McKitterick l’a démontré, la connaissance et la maîtrise de l’écrit étaient, pour les Francs, la clé de la foi, du savoir et du pouvoir. Du moment où on accepte l’idée que le De fide a infléchi la conception carolingienne du pouvoir, il devient impensable que les membres lettrés de l’élite laïque carolingienne aient été tenus à l’écart de la large diffusion du De fide d’autant que quelques bribes d’informations glanées dans les sources nous le laissent penser.

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