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La pensée théologico-politique de Charlemagne

13 September 2012
La pensée théologico-politique de Charlemagne

 

Illustre race des Francs … jadis convertie à la foi catholique, exempte d’hérésie

(Loi Salique, version D - Recensio Pippina 763/764)

Oint dans la royauté, en 754, à l’âge de 6 ou 7 ans, par le pape Étienne II en même temps que son père Pépin dit « le Bref »  ( r. 751-768) et son frère Carloman († 771), Charlemagne acquit, dès l’enfance, la conviction d’avoir été choisi par Dieu pour diriger le peuple franc. Durant les vingt premières années de son règne (768-814), il se contenta de s’assurer de la célébration correcte et régulière du culte divin, en supervisant la réforme liturgique de l’Église franque. Il est probable qu’il considérait alors avant tout la pratique religieuse comme le meilleur moyen d’assurer non seulement son salut mais aussi celui du royaume et de son peuple.

Ordonnance de Charlemagne Admonitio generalis (Exhortation générale)
Capitulaire promulgué par Charlemagne le 23 mars 789 BnF, Manuscrits, Latin 10758 p. 50

Admonitio generalis 789Le véritable tournant dans la politique religieuse de Charlemagne se situe comme chacun le sait à la fin des années 780, probablement après l’arrivée à la cour du diacre anglo-saxon Alcuin (ca. 735-804). Le souverain reconnaît et proclame, pour la première fois, sa responsabilité personnelle dans la promotion du « culte du vrai Dieu » dans le prologue de la célèbre Admonitio generalis, promulguée à Aix-la-Chapelle le 23 mars 789. Dans ce document, Charlemagne fait part à l’ensemble de son royaume de sa détermination à corriger les mœurs, les institutions, la langue (…), par la persuasion et la contrainte si nécessaire, à « supprimer ce qui est superflu et encourager ce qui est juste » car, précise-t-il, « Il est nécessaire de rassembler tous ceux que nous pouvons en vue de la pratique d’une bonne vie en honneur et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ ». Ce programme de correction des  mœurs et des pratiques est à l’origine de ce que nous appelons communément la « renaissance carolingienne ».

Ce texte a parfois été présenté comme la preuve la plus évidente de la volonté du roi de faire primer le rigoureux accomplissement du rituel sur l’intime conviction religieuse. Et, en effet, l’Admonitio generalis accorde une grande importance au respect des formules et à la précision des gestes dans le service divin. Toutefois, Charlemagne exige, dès cette époque, que le contenu de la foi chrétienne soit enseigné au peuple. Il définit dans cette admonition les connaissances de base à exiger du clergé et des fidèles ainsi que le niveau minimum de compétence des élites dans la maîtrise des arts libéraux et de la théologie. Il invite les évêques à veiller à ce que les prêtres n'élaborent ni ne prêchent un discours dont le propos serait contraire aux canons de l'Église ou aux écritures sacrées et énonce, sous une forme libre, les principaux articles de foi. C’est alors qu’il impose de croire en l'Unité des trois personnes divines (le Père, le Fils et l’Esprit), insiste sur la nécessité d'expliquer l'Incarnation et d’annoncer la résurrection des morts. Dès 789, Charlemagne semble s’être engagé à veiller à l’enseignement au peuple des principaux articles de la foi chrétienne, dans le respect de la tradition scripturaire, patristique et canonique. La formule de foi importait peu. À cette époque, le roi Charles demeurait persuadé de la parfaite orthodoxie de son Église.

Bientôt, se répandit la rumeur de la propagation, dans le Sud du royaume, d’une doctrine christologique dissidente. Cette doctrine fut rapidement identifiée comme étant celle de l’archevêque Élipand de Tolède. Élaborée dans la péninsule ibérique sous domination arabe, elle visait à sauvegarder la doctrine trinitaire proclamée lors du concile de Nicée I (325) par une insistance sur la présence du Fils incarné au sein de la Trinité. Tout à la définition de son concept d’Incarnation, Élipand avait introduit le concept d’adoption pour expliquer, en la développant, l’idée du dépouillement du Verbe de sa divinité lors de l’Incarnation proclamée par saint Paul dans l’épître aux Philippiens (2,6-7). Or, selon la terminologie juridique romano-germanique, les termes adoptivus et adoptio renvoyaient à la substitution d’une relation artificielle mais légitime à une relation naturelle dont résulte une forme amoindrie de filiation. Selon cette acception, parler de l’adoption du Fils revenait à affirmer l’inégalité de substance du Père et du Fils, soit à mettre en péril le dogme de la Trinité divine. Ajoutant à cette confusion terminologique, un refus de compréhension de la tentative espagnole de développer le concept de Personne divine, les théologiens francs et romains crurent déceler dans l’adoptianisme élipandien une résurgence de graves erreurs condamnées durant la première moitié du 5e siècle. Récemment John Cavadini a soutenu, de manière très convaincante, que cette doctrine était parfaitement orthodoxe mais qu’elle avait été la victime de l’archaïsme du vocabulaire avec lequel elle avait été élaborée. À l’époque, elle fut assimilée aux pires hérésies qu’avait jusqu’alors connues l’Église. En moins d’une décennie, elle fit l’objet de trois condamnations conciliaires franques – à Ratisbonne en 792, à Francfort en 794 et à Aix-la-Chapelle à 799 – et d’une romaine en 798.

Charlemagne AlcuinLa conviction de Charlemagne de régner sur un peuple vierge de toute hérésie – proclamée dans le prologue du premier remaniement carolingien de la loi salique – fut alors profondément ébranlée. Son grand projet d'unification du royaume par la réforme religieuse se trouva subitement confronté à un sérieux obstacle que les théologiens francs commuèrent en un formidable défi : imposer le roi comme le défenseur de l'orthodoxie en Occident par une éradication rapide et définitive de l'hérésie. Au terme d'une importante réflexion anti-adoptianiste, il parut essentiel aux ecclésiastiques réunis à Francfort (794) que Charlemagne proclame et promeuve un credo réconciliateur, manifeste de la foi qu’il s'était engagé à défendre. Il fallait imposer au peuple franc, tenu pour chrétien, la récitation d'un symbole de foi unique et complet qui soit à la fois signe d'adhésion à l'Église du Christ et serment de fidélité au roi, son défenseur. C’est alors que le credo acquit une forte connotation politico-ecclésiologique. Dès ce moment, on imposa à tous les prêtres de proclamer et d’enseigner la Trinité au peuple de telle sorte que chaque chrétien puisse comprendre sa foi. Charlemagne était un esprit curieux, perpétuellement stimulé par les discussions que tenaient entre eux les intellectuels invités à l’école du palais. C’était un homme persuadé d’avoir un rôle à jouer dans l’Histoire sainte. Ce n’était pas un simple formaliste mais un chrétien pragmatique. Des textes qui laissent le souverain s’exprimer sur des questions théologiques, il ressort que Charlemagne se montrait curieux de suivre un raisonnement théologique et de comprendre les motivations des théologiens à arrêter une position particulière. On sait, par ailleurs qu’il souhaitait ardemment l’unanimité de la foi sur l’ensemble du territoire soumis à son autorité. Jamais, il ne prétendit définir le dogme. Par contre, il se réserva le soin de le promulguer. On peut supposer qu’ayant assisté aux débats, Charlemagne souhaita que son peuple ait, comme lui, l’occasion de saisir les enjeux théologiques sous-jacents à la définition du dogme.

Dès 794, l’enseignement de la doctrine chrétienne fut imposé dans tout le royaume mais aucun conseil, aucune méthode, aucun manuel ne fut offert aux prédicateurs pour mener à bien cette mission. Probablement le souverain surestimait-il la capacité des membres du clergé à clarifier une question doctrinale. Peut-être aussi pensait-il mesurer, par cette nouvelle injonction, les premiers résultats de sa vaste réforme. L’élite ecclésiastique était bien consciente de la difficulté de la matière mais, confrontée aux problèmes politico-religieux générés par la soumission et la conversion des Avars (796), elle ne trouva pas immédiatement le temps nécessaire à la formation des prêtres. Ce n’est qu’à la fin de l’été 796 que le patriarche Paulin d'Aquilée convoqua un concile provincial au cours duquel, dans le respect des décisions arrêtées à Francfort, il présenta une nouvelle version légèrement remaniée du credo de Nicée-Constantinople formulée à la première personne du singulier, de manière à renforcer l'engagement personnel du croyant ; cette version carolingienne du credo est encore chantée dans l’Église catholique d’aujourd’hui. En annexe, Paulin proposa un second symbole composé d'un énoncé beaucoup plus détaillé relatif à la Trinité immanente et d'un long exposé christologique. Ces deux symboles correspondaient parfaitement aux exigences royales : aux fidèles de mémoriser ce qu'il faut croire ; aux clercs de prendre conscience des dangers d'une christologie viciée ! En imposant la mémorisation du second à tous les membres du clergé de sa province ecclésiastique, Paulin entendait bien faire de cet exposé doctrinal la matrice de l'enseignement catéchétique dispensé sur le territoire soumis à son autorité, sinon dans tout le royaume, comme le suggère l'envoi d'une copie de son œuvre au souverain.

La résurgence de la querelle adoptianiste remobilisa tous les théologiens du royaume durant les trois dernières années du 8e siècle ; les efforts de promotion de la doctrine trinitaire furent momentanément suspendus.

Le De fide sanctae et individuae Trinitatis d’Alcuin

© British Library Board Harley 4980 f. 105v
Lettrine colorée 'D'(uas [enim] creaturas rationales condidit creator) dans le prologue du 3e livre d'Alcuin De fide sanctae et individuae Trinitatis

fideLe 25 décembre 800, Charlemagne fut couronné empereur par le pape Léon III (795-816) dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Convaincu depuis longtemps de la nécessité de renoncer à la dimension nationale, ethnique du royaume franc au profit d'un imperium christianum, Alcuin fut vraisemblablement le premier théologien de la cour à manifester son enthousiasme et son engagement politique et religieux à l’annonce de cette nouvelle. À la fin de l’année 801, il offrit à l’empereur un important traité en trois livres intitulé De fide sanctae et individuae Trinitatis. Ce traité consistait avant tout en un exposé de la foi chrétienne, centrée sur le monothéisme trinitaire : la foi en un Dieu unique en trois personnes Père, Fils et Esprit. Dans le prologue, Alcuin interpellait le lecteur sur la nécessité pour l’Homme de croire en Dieu. Plus qu'une synthèse des connaissances religieuses de son temps, ce traité s’est imposé, dans l’histoire de la théologie médiévale, comme l'aboutissement triomphant du processus de clarification de la doctrine chrétienne.

Le De fide s'ouvre sur une « déduction logique » de la nécessité d'avoir la foi pour parvenir à la béatitude éternelle. Alcuin raisonne comme suit : Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Épître de saint Paul aux Hébreux 11,6). Et nul ne peut parvenir à la béatitude éternelle sans plaire à Dieu, ni plaire à Dieu sans avoir la foi. Par conséquent, il est nécessaire d'avoir la foi pour parvenir à la béatitude éternelle. La foi s'impose ainsi comme le principe du salut humain. Sans elle, nul ne pourra recevoir la grâce de la justification ni dans le siècle, ni dans la vie à venir. La théologie impériale et la politique religieuse carolingienne trouvent ici  leur fondement : l'empereur, défenseur de l'orthodoxie, désigné par Dieu pour mener le peuple au Salut, ne peut que promouvoir la doctrine chrétienne et insister sur le premier mystère du monothéisme chrétien : la Trinité. L’enseignement de la foi catholique trinitaire devient nécessaire pour tous les êtres en âge de comprendre. Les docteurs et les prédicateurs ont le devoir de s'instruire afin d'être en mesure de déceler et de vaincre, par leur propos, les résistances des « adversaires de la vérité » mais aussi, et surtout, de servir l’Église. Ces recteurs de l’Église ont, dans la pensée d’Alcuin, un rôle politique important à jouer. L'introduction s’achève sur l’évocation de la rémunération du serviteur fidèle par son seigneur. La formulation de ce texte introductif ne laisse planer aucun doute sur le rôle dévolu à l’empereur ; Charlemagne doit prendre la tête du peuple chrétien.

Le traité fut dédicacé à l’empereur et rédigé à l’intention des prédicateurs. Toutefois, il n’a pas dû rester indifférent aux laïcs pour la raison simple que son propos dépassait largement la théologie pure. Il était et demeure le produit d’une profonde réflexion en faveur du renforcement de la structure sociale et ecclésiastique de l’empire. Le De fide reste d’ailleurs probablement l’expression la plus aboutie de l’idéologie carolingienne. Rédigé à l’heure où l’hérésie semblait définitivement éradiquée du territoire carolingien, ce traité proposait une méthode d’unification des peuples par la foi. Alcuin insistait sur les mérites de l’unité ancrée dans la paix catholique. Il défendait l’idée que la quête du bonheur et de la vérité doit être la quête principale de l’homme, qu’elle passe par une adhésion sincère à la foi en la Trinité.

Charlemagne et Alcuin Charlemagne, entouré des ses principaux officiers, reçoit Alcuin qui lui présente des manuscrits, ouvrage de ses moines.Un tel discours ne pouvait que plaire à l'empereur. Il infléchit la conception que Charlemagne avait de son pouvoir. Nous en tenons pour preuve un capitulaire imprécisément daté des années 805-813 qui s’ouvre précisément sur l'obligation d’instruction et d'enseignement la foi en la Trinité. Ce premier canon est un long plaidoyer sur la nécessité d'avoir la foi pour obtenir le salut et parvenir à la béatitude éternelle. La source d'inspiration de ce texte ne fait pas l'ombre d'un doute, tant les emprunts sont flagrants : il s'agit du premier chapitre du De fide. Bien sûr, la finalité de ce texte diffère de celle du traité théologique. L'empereur entend imposer aux uns de s'instruire sur le contenu de la foi en la Trinité, aux autres de dispenser l'enseignement nécessaire pour promouvoir cette foi. Il récupère les arguments d'Alcuin et les fait siens moyennant quelques modifications qui attestent la volonté impériale de donner à l’admonition une portée générale et non exclusive. Ainsi, plutôt que d’évoquer la justification par la grâce, la vie éternelle et la vision béatifique, l’empereur parle en termes de miséricorde à obtenir dans le siècle et dans le futur. L’image du souverain miséricordieux pour les croyants sincères se superpose avec celle de Dieu. L’empereur conclut son paragraphe en réaffirmant sa détermination de propager et à défendre la sainte doctrine pour être sauvé.

 

Charlemagne, entouré des ses principaux officiers, reçoit Alcuin qui lui présente des manuscrits, ouvrage de ses moines.

Prêcher la Trinité dans l’empire

LECLERC (1637-1714) - Charlemagne dicte des capitulaires, 779, diagraphe et pantographe
© Collections artistiques de l'Université de Liège

37180bLa politique religieuse impériale prit une nouvelle orientation lors de la grande assemblée ecclésiastique convoquée à Aix-la-Chapelle à l'automne 802. Dans son nouveau programme politique, Charlemagne se réserva une mission apostolique spécifique d’implantation, de stabilisation et d’unification du culte chrétien à travers l’empire. À partir de cette date, les capitulaires impériaux portent tous la marque de l’implication personnelle de l’empereur dans la prédication. Charlemagne n’hésite plus à proclamer sa conviction qu’il est nécessaire de croire pour être sauvé ni à proclamer sa foi personnelle dans les exhortations qu’il destine tant au peuple qu’au clergé. Il était intimement convaincu que son salut personnel était lié à celui de son peuple.

Ce programme de christianisation en profondeur de la société carolingienne exigeait un plan catéchétique très strict. On constate une amplification considérable de la part de mémorisation imposée tant aux membres du clergé qu’aux laïcs à l’aube du 9e siècle. Les évêques devinrent, à cette époque, plus que jamais redevables devant l’empereur des résultats de l’activité pastorale dans les diocèses et les paroisses. Les grands laïcs furent invités à seconder les évêques dans cette mission d’instruction religieuse  Les examens des connaissances des prêtres et les visites des missi acquirent une tout autre importance que par le passé. La solidarité familiale devint un des chaînons essentiels de cette puissante machine catéchétique. Nul ne pouvait plus porter un enfant sur les fonts baptismaux s’il n’était en mesure de réciter correctement les deux prières évoquées plus haut. Des sanctions physiques furent annoncées pour ceux qui refuseraient l’instruction religieuse : des coups de fouets et des jeûnes obligatoires menaçaient ceux qui ne seraient pas en mesure de réciter intégralement le Pater Noter et le credo et de tracer le signe de croix.

La détermination impériale à imposer ces pratiques à tous les sujets sans distinction d'âge, de statut ou de sexe ne peut être mise en doute. Les capitulaires impériaux et les actes de conciles en témoignent. Par contre, on ne trouve que très peu d’informations sur les moyens mis à la disposition des prédicateurs pour mener à bien leur mission. Il n'est, par conséquent, pas aisé d'expliquer comment et dans quelle mesure l'enseignement de la doctrine trinitaire s'organisa dans l'empire. Selon toute vraisemblance, les évêques prirent appui sur les nombreuses variantes des formules de foi qui circulaient à l'époque ainsi que sur les exposés détaillés du credo et les manuels que rédigèrent les théologiens de la cour, en particulier, l’œuvre d’Alcuin.

Le de fide remporta, dès son arrivée au palais, un vif succès. Il dût s’imposer d’emblée comme le manuel de référence mis à la disposition des prédicateurs et, plus largement, de l’élite intellectuel car il fut, sans attendre, diffusé dans tout l’empire ; son impressionnante tradition manuscrite l’atteste (Une bonne centaine de manuscrits partiels ou intégraux de cette œuvre – dont vingt-six assurément datés du 9e siècle – sont parvenus jusqu’à nous, conservés dans toutes les grandes bibliothèques à travers l’Europe, aux côtés des traités sur la Trinité des Pères de l’Église tels Augustin, Boèce ou Hilaire de Poitiers).

Quelques lettres de l'époque sont là pour attester que certains ecclésiastiques en mémorisèrent le contenu. Toutefois, Alcuin entreprit rapidement de récapituler les points essentiels de sa démonstration dans une liste de vingt-huit questions-réponses résumant efficacement la doctrine qui devait être enseignée au peuple. Cette liste connut également un large succès attesté, lui aussi, par une importante tradition manuscrite en lien étroit avec celle du De fide. On peut parler d’un véritable engouement des clercs pour ce type de manuel et d’un intérêt prononcé pour la matière non démenti sous le règne de Louis le Pieux (814-840). Il faut dire que cet ouvrage présentait toutes les qualités nécessaires à une assimilation rapide et sans faille de la doctrine chrétienne. L’ordre dans lequel se succédaient ces questions devait amener, par la logique, celui qui doute ou qui cherche, à déduire de lui-même l’évidence du monothéisme trinitaire.

Les résultats de cette vaste campagne d’instruction religieuse populaire sont tout aussi difficiles à estimer. On n’a pas d’autres indices que les admonestations et sanctions relevées dans les sources diplomatiques et législatives impériales et ecclésiastiques de l’époque. Elles autorisent le constat suivant : le décès de Charlemagne ne modifia pas la politique religieuse carolingienne. Les évêques continuèrent d'imposer aux prêtres l'étude et la compréhension des fondements trinitaires de la doctrine chrétienne. Les laïcs restèrent tenus de mémoriser le Credo ou le symbole des apôtres et le Notre Père et les menaces d'application à l'égard de ceux qui refusaient d'apprendre par cœur certaines formules ou d'assister à la messe et aux sermons. Par contre, rien ne nous permet d'affirmer que le peuple comprenait le sens de ce qu'il récitait ni qu'il était capable d'en expliquer le contenu. La majorité des prédicateurs carolingiens devaient se contenter de diffuser ce que leur avaient exposé les évêques. Peu d'entre eux auraient été capables de développer un enseignement proprement dogmatique. Le contenu des homéliaires et des sermons l'atteste : on prêchait sur le Christ, Dieu fait homme, sur la Mère de Dieu et les saints, sur l'un ou l'autre événement de la vie du Christ commémoré dans le calendrier liturgique, souvent, sinon toujours, dans une perspective eschatologique… Les prêtres priaient, rendaient grâce à Dieu, baptisaient, concluaient leur sermon « au nom de » la Trinité mais nul ne prêchait sur la Trinité même si, à l'occasion, on note l’un ou l’autre propos christologique supposant la préexistence du Verbe de toute éternité, allusion subtile à Dieu un et trois (Notons que cette réticence n’est pas propre à l'époque carolingienne. L’interdiction de prêcher sur la Trinité eu égard à la difficulté de la matière demeurait en vigueur dans certaines communautés monastiques à l’aube du 13e siècle). On peut raisonnablement affirmer que les connaissances religieuses de la très grande majorité du peuple ne dépassaient pas le stade de la restitution de mémoire d’une version corrigée par les théologiens de la cour du credo de Nicée-Constantinople. Toutefois, on conserve quelques attestations de l’intérêt particulier de certains laïcs pour le contenu de la foi et de la doctrine trinitaire en particulier. Ainsi que Michel Sot l’a récemment souligné, la même question taraudait les élites cléricales et les élites laïques carolingiennes : comment parvenir au salut ?  Les références culturelles de ces deux groupes étaient sensiblement les mêmes : la Bible, les Pères de l’Église dont saint Augustin. Rosamond McKitterick l’a démontré, la connaissance et la maîtrise de l’écrit étaient, pour les Francs, la clé de la foi, du savoir et du pouvoir. Du moment où on accepte l’idée que le De fide a infléchi la conception carolingienne du pouvoir, il devient impensable que les membres lettrés de l’élite laïque carolingienne aient été tenus à l’écart de la large diffusion du De fide d’autant que quelques bribes d’informations glanées dans les sources nous le laissent penser.

In nomine sanctae et individuae Trinitatis

L’invocation verbale fut introduite en tête des diplômes carolingiens après le couronnement impérial. La toute première formule carolingienne fut trinitaire. De 801 à 813, Charlemagne inaugura tous ses diplômes impériaux par la formule In nomine Patri, et Filii et Spiritus Sancti. Cette formule était la traduction latine de celle dont usaient les empereurs d’Orient depuis la crise iconoclaste sous Léon l’Isaurien (r. 717-741). Cette insertion est une trace parmi d’autres de l’influence byzantine à la chancellerie carolingienne mais dépasse, dans sa portée idéologique, le stade de la simple imitation. Heinrich Fichtenau a justifié ce choix en soutenant, fort à propos, que l’invocation trinitaire fut considérée par les Carolingiens comme inhérente à la fonction impériale. On pourrait ajouter que la préférence marquée pour une invocation divine plutôt que christique devait témoigner de l’orthodoxie des Francs remise en cause durant la querelle adoptianiste. Mais, en outre, il faut probablement se demander si l’arrivée à la cour impériale du traité d’Alcuin n’a pas joué un rôle déterminant dans cette « révolution diplomatique ». Le De fide n’aurait-il pas contribué à convaincre Charlemagne que la promotion de la doctrine trinitaire était un devoir impérial ?  Si la chronologie des événements et des documents de l’époque est trop vague pour que nous puissions l’affirmer avec certitude, le constat d’une multiplication des exhortations impériales à croire en la Trinité contemporaine de l’insertion de la nouvelle invocation diplomatique est indéniable.

Charlemagne et Louis le Pieux

charlemagne et louis le pieux1À la mort de Charlemagne, Louis le Pieux abandonna l’invocation trinitaire au profit de l’invocation christique in nomine domini dei et salvatoris nostri Jesu Christi. Heinrich Fichtenau  a soutenu de manière assez convaincante que cette innovation correspondait à une modification de la conception du pouvoir impérial. Louis le Pieux ne régnait plus sur des Lombards, des Aquitains ou des Alamans, il régnait sur des Chrétiens. Contrairement à son père qui, sous l’influence d’Alcuin, considérait la foi en la Trinité comme la seule voie de Salut, Louis le Pieux gouvernait un peuple réuni par et dans le Christ. Son fils Lothaire (795-855), héritier du titre impérial, adopta une formule similaire. C’est le deuxième fils de Louis le Pieux, Louis le Germanique (ca. 806-876), qui releva l’invocation trinitaire dans un diplôme du 19 octobre 833, sous la formule in nomine sanctae et individuae Trinitatis qui n’est pas sans rappeler l’intitulé de la somme théologique d’Alcuin. Or, en cette année 833, il se révoltait contre son père. À son avènement en 840, le cadet de Louis le Pieux, Charles le Chauve (823-877) opta lui aussi pour l’invocation trinitaire, témoin non seulement de son refus de rester dans l’ombre de Lothaire mais aussi de son souci de se placer sur un pied d’égalité avec celui de Louis le Germanique. L’abandon de l’invocation trinitaire dans la chancellerie française quelques décennies plus tard correspond bien à la volonté du roi de Francie occidentale de rompre avec la vieille tradition impériale carolingienne. Dans le même ordre d’idées, le maintien de l’invocation trinitaire à la chancellerie impériale germanique jusqu’au 12e siècle devait souligner une certaine continuité politique.

Conclusion

Les querelles théologiques de la dernière décennie du 8e siècle contribuèrent à ramener la Trinité divine au cœur de la foi catholique dans l’espace chrétien soumis à la domination franque. Dans le climat de traque du païen et de l’hérétique de cette époque, l’adhésion aux articles du credo et leur restitution de mémoire devinrent plus qu’une question religieuse ; elles s’imposèrent comme un gage de fidélité à l’empereur. L’unification du territoire exigeait l’harmonisation de la doctrine et l’unanimité de la foi. Le sentiment d’unité des peuples soumis à la domination carolingienne devait se nourrir de la conviction de tous les chrétiens d’être en communion de foi avec Rome et l’Empereur. Charlemagne le confessa d’ailleurs clairement dans l'une de ses admonitions (801-812) : l'Église devait être une société composée de tous les hommes de bien qui seuls seraient sauvés et auraient droit au royaume de Dieu ; les pécheurs non repentis étaient voués, dans ce monde, à l'excommunication et à la damnation lors du Jugement. Ainsi peut-on compter, à l'aube du 9e siècle, la prédication de la doctrine trinitaire parmi les piliers du programme d’unification de l'empire carolingien.

Florence Close
Septembre 2012

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 Florence Close est chercheuse en histoire médiévale. Ses recherches portent sur le rapport entre le politique et le religieux au haut moyen âge.

 

Voir son parcours chercheur sur le site Reflexions.

Voir aussi l'article de Herni Deleersnijder : La foi trinitaire, ciment de l'Empire carolingien.



florence close




L’auteur tient ses notes  à la disposition du lecteur qui souhaiterait en prendre connaissance.
Florence Close, Uniformiser la foi pour unifier l’Empire. Contribution à la pensée théologico-politique de Charlemagne, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2011. (mémoire de la Classe des Lettres, LIX, n°2081, 366p.)


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