Le temps vieillit vite, le déjà-vu perdure

Le temps vieillit vite. Le déjà-vu perdure.  Ces récits d'Antonio Tabucchi laissent une impression de déjà vu, en effet. L'imaginaire narratif tabucchien ne se renouvelle pas ici. Mais il ne faut pas voir cela comme une critique forcément négative. Si certains de ces textes déçoivent, d'autres sont tout à fait intéressants.

 
Tabucchi

À la dernière page de ce nouveau recueil d'Antonio Tabucchi on lit: « Le déjà-vu perdurait » (p.181). Le « déjà-vu » perdure, bien sûr, dans ce « temps [qui] vieillit vite » et dont les courts-circuits se font, dans l'intimité comme dans l'Histoire, de plus en plus inquiétants : « Était-il possible que le profil de Ferruccio, qui s'était écrasé sur le sol le trente et un décembre mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, ressemblât au profil absorbé par une pierre d'une ville japonaise en mil neuf cent quarante-cinq ? » (p.169); « Et sur la page d'à côté, une photographie qui lui sembla un montage, c'était certainement truqué, elle ne pouvait être vraie, il ne l'avait jamais vue: au balcon d'un palais du XIXe siècle on voyait le pape Jean-Paul II, aux côtés d'un général en uniforme. Le pape était sans nul doute le pape, et le général était sans nul doute Pinochet, avec ces cheveux pleins de brillantine, le visage grassouillet, les petites moustaches et les lunettes Ray-Ban. La légende disait: le chef de l'Église lors de sa visite officielle au Chili, avril 1987 » (p. 171).

Dans un autre récit, si je vois bien, surgit l'ombre de Giorgio Napolitano, l'actuel président de la République italienne qui, « en mil neuf cent cinquante-six, année où l'armée de l'Union soviétique envahit la Hongrie », « qualifie de contre-révolutionnaire les patriotes hongrois » (pp. 113-115). Le temps vieillit vite, le déjà-vu perdure. Rien de nouveau dans notre imaginaire, semble nous suggérer Tabucchi, car il s'agit bien d'un imaginaire ratatiné, un peu comme les vertèbres d'un autre personnage, d'un autre récit (p. 53). Mais il s'agit aussi, à mon avis, d'une astuce métalittéraire, d'un clin d'œil au lecteur pour l'inviter à relire, à 'revisiter' le volume, à le voir de plus près. Car la première impression qu'on se fait, après avoir terminé la lecture de ces neuf récits, c'est bien celle du « déjà-vu ». Rien de nouveau dans l'imaginaire narratif tabucchien.

Certes, cette impression ne doit pas être forcement interpretée d'une façon négative, car il n'y a pas des grands écrivains qui ne donnent pas, à leurs propres lecteurs, à eux-mêmes, l'impression du « déjà-vu »; impression dont découle, en effet, le côté fort reconnaissable d'Antonio Tabucchi et de la réalité thématique à laquelle il se rattache fort souvent, oscillant entre divertissement et engagement: l'infini, le temps, la mort, la vieillesse (des hommes, du monde), le passé, la mémoire, 'la drôle d'histoire', la trahison, la délation, le compromis, l'hypocrisie, la politique, la révolution, la révolte, les massacres, les idéaux, l'imaginaire qui en découle, la photographie, l'insomnie, les rêves, les cauchemars, la maladie, les contretemps de la vie (ou 'la vie en contretemps'), le rythme, le rite, l'amour, et j'en passe.

Depuis les débuts littéraires de Tabucchi, à la moitié des années soixante-dix, et jusqu'à nos jours, tous ces thèmes se sont de plus en plus incrustés, enracinés dans son imaginaire (comme, oserais-je répéter, dans celui de chaque grand écrivain). Mais l'écriture tabucchienne plus récente répond désormais à une stratégie narrative différente, qui semble vouloir estomper la grande facilité d'emploi, la force communicative, contagieuse même quand l'écrivain fouillait les flots d'ordures de l'Histoire ou les archives les plus poussiéreuses de notre cher univers.

Bref, on est bien loin de la facilité d'accès de Pereira prétend (1994) et on est bien plus proche de Tristano meurt (2004). D'ailleurs, du 'roman-roman', tel que pouvait encore l'être Pereira prétend, mais en passant par les fragments narratifs de Tristano meurt, mosaïque d'instants volés à la mémoire sans ordre ni chronologie (selon l'avis de Luciana Stegagno Picchio), Tabucchi revient à cet art du récit qui avait nourri et caracterisé ses débuts et sa narration des années quatre-vingt. Ce n'est pas par hasard, je crois, que Gallimard ressort en poche Piazza d'Italia («Folio», n° 4818, 224 p.), une narration brève et fragmentaire de la péninsule entre le XIXe et le XXe siècle, qui date de 1975 et peut bien encadrer ce back to the source d'Antonio Tabucchi.

Resterait à saisir si l'écrivain italien a encore l'envie et la force d'écrire un roman comme Pereira prétend. Il y a dans ce recueil, des récits qui nous font ésperer, des textes tels que Nuages, Entre généraux, Bucarest n'a pas du tout changé. Mais il y en a d'autres, tel que Ploc plof, ploc plof ou Contretemps, qui nous font remonter à l'esprit la 'régression funèbre' et quelque peu simpliste de Tristano meurt et, en même temps, « la maladie de la littérature » (p. 33), faite de citations, d'allusions, de mises en abîme, parfois merveilleuses, parfois snob et autoréférentielles.

 

Luciano Curreri
Septembre 2009

crayon

Luciano Curreri enseigne la langue et littérature italienne à l'Université de Liège.   Il a été le « parrain » d'Antonio Tabucchi lors de la remise des insignes de docteur honoris causa de l'Université de Liège, en septembre 2007.

 


 

Antonio Tabucchi, Le temps vieillit vite, Récits, Traduit de l'italien par Bernard Comment, Paris, Gallimard, 2009, 185 p.