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Shepp's blues

27 août 2009
Shepp's blues

Variations/déviations sur les blues originaux réinterprétés par Archie Shepp dans Trouble In Mind (1980)

Dans la discographie d'Archie Shepp, un album attire l'attention de l'amateur de blues traditionnel : celui enregistré en février 1980 à Copenhague avec Horace Parlan au piano sous le titre évocateur de Trouble In Mind (réédité en 1986 par SteepleChase Productions, Copenhague et Chicago). Il y est en effet mentionné que « tous les titres » sont « traditionnels », excepté le n° 6 dû à Earl Hines : Blues In Third. Cette composition parut sur le premier album solo enregistré en 1928 par Earl « Fatha » Hines, à l'époque où il rejoignait les Hot Five et Hot Seven d'Armstrong (notes de l'album Earl Hines Plays George Gershwin, 2008).

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Si tous ces titres peuvent en effet être considérés comme « traditionnels », certains le sont au point de ne pouvoir être attachés à un artiste déterminé. Tel est le fameux St. James Infirmary, même s'il est parfois attribué à Irving Mills, alias Joe Primrose, éditeur de jazz au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais c'est la version enregistrée par Louis Armstrong en cette même année 1928 qui paraît l'avoir popularisé. Ce classique est ici interprété en si bémol. Il appartient au type des blues en 8 mesures qui sont privilégiés dans les reprises d'Archie Shepp - et qui forment ici le groupe des interprétations les plus réussies, à mon avis. Ceci doit tenir au fait que le format réduit, par rapport au blues dit « classique » de 12 mesures, donne lieu à des pièces très denses et sans longueur même dans des tempos extrêmement lents. On va y revenir.

Auparavant, qu'il soit permis au sexagénaire de rendre ce qui leur est dû aux groupe dits « de rock » qui, dans les années ‘60, participèrent à la « British Blues Crusade » et firent connaître une musique qu'avait entrepris de populariser le skiffle de la décennie précédente. En l'occurrence, on peut encore avoir en tête la version de St. James Infirmary par les Animals. Dans le domaine propre du blues, on dit que St. James Infirmary est à l'origine du Dying Crapshooter's Blues enregistré par Blind Willie McTell, le maître de la 12-cordes (les bandes originales furent sauvées des poubelles d'un marchand de disques, Ed Rhodes, à Atlanta, dans les années cinquante). Mais Dying Crapshooter's Blues, dédié à un joueur professionnel qui mourut dans les bras de McTell, paraît, à l'écoute, assez éloigné du titre dont il est question ici - pas autant, cependant, que la version des White Stripes... qui aiment McTell. C'est à celui-ci que conduit aussi l'utilisation du thème original par Bob Dylan, puisqu'il l'a employé dans son hommage intitulé « Blind Willie McTell » (sur Bootleg Series, 1-3).

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J'avoue ne rien savoir du Courthouse Blues qu'Archie Shepp joue ici en si bémol sur une structure de 12 mesures et trois accords. Le titre aurait été créé par Clara Smith dans les années '20 : voir Daphné Duval Harrison, Black  pearls. Blues queens of the 1920s, 1990). Mais on peut imaginer que la source, là encore, se trouve chez Armstrong, qui a enregistré ce titre en même temps que Trouble In Mind et See See Rider en 1957 : voir Barry Dean Kernfeld, The Blackwell guide to recorded jazz, 1995.

Restons avec Armstrong.. Qu'il ait interprété Make Me A Pallet On The Floor sur un album intitulé Armstrong plays W.C. Handy n'implique en rien qu'il faille attribuer cette pièce au second, « Père fondateur du blues ». On ne saura jamais si le thème qu'interprète Mississipi John Hurt a un rapport avec celui qu'entendaient les auditeurs de Buddy Bolden, dont ne subsiste (que je sache) aucun enregistrement (Voir Daniel Hardie, The ancestry of jazz, 2004,  p. 194). La structure de l'interprétation de Shepp et Parlan rappelle le ragtime de Hurt, mais qu'en dire de plus ? Sinon que le thème s'offre particulièrement aux déconstructions rythmiques et harmoniques des 5e et 6e strophes.

Comme dans Courthouse Blues, c'est en si bémol que Shepp et Parlan jouent Trouble In Mind, grand classique de 8 mesures, dont ils suivent de près le thème. Mais la diversité des tonalités sait apporter au format la nécessaire variété. Ainsi, How Long Blues, en 8 mesures, est joué en ré. Si le thème n'apparaît qu'en transparence, sa simplicité est dûment préservée, agrémentée de l'une ou l'autre trouvaille harmonique inédite (du moins inconnue à mon oreille). La série do-fa-si bémol-ré-sol, c'est un accord, dis, Guy Cabay ?

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À la même catégorie appartient When Things Go Wrong, alias It Hurts Me Too, un pont-aux-ânes des musiciens amateurs, avec, ici, le passage au la bémol sur le 4e temps, à partir d'une base en do. Que Big Bill Broonzy ait passé la composition au généreux Tampa Red (qui accueillit tant de musiciens et mourut sans un sou), et que celui-ci l'ait passée à Elmore James : le raccourci ne satisfera pas les puristes. Mais quelle filiation, si non e vera... Note : quoi qu'en ait dit un jour Alvin Youngblood Hart, W.C. Handy Award de 1997 au titre de Meilleur Nouvel Artiste Blues, il existe un rapport génétique entre le It Hurts Me Too de Tampa Red, ici sur l'album The Story Of The Guitar Wizard,  et son Things ‘bout Comin' My Way des années 30, encore joué en 1960 sur l'album Don't Tampa With The Blues. Contrarié, Alvin Hart dévie volontiers la conversation vers le « jeu du couteau » sur les bateaux du Mississippi.

 

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Également au catalogue de tous les musiciens de blues qui se respectent : Goin' Down Slow, écrit par St. Louis Jimmy Oden en 1941. La longueur de cette pièce en 12 mesures est compensée, dans l'interprétation de  Shepp et Parlan, par un arrêt dans le pur style Chicago, dont le solo au piano s'inspire davantage. La pièce fut popularisée, pour les amateurs de « golden sixties », par Howlin' Wolf. Celui-ci chantait:

 

I did not say I was a millionaire...

But I said I have spent more money than a millionaire!

Cause if I had 've kept all my money that I 'd already spent,

I would 've been a millionaire a looong time ago...

 

Cette manière d'évoquer le bon temps disparu vous dit quelque chose, à vous qui n'avez pas honte de télécharger du Clapton ? Oui, dans Nobody Knows You When You're Down and Out, que reprend aussi Archie Shepp, il est dit: « J'ai vécu un temps  la vie d'un millionnaire, / Je dépensais tout mon fric, j'en avais rien à faire,/ On se donnait du bon temps, avec les copains, / À écluser whisky, champagne et vin ». À qui le souvenir des années bling-bling pourrait-elle convenir ? Bingo, vous avez gagné. Le titre est interprété par Carla Bruni sur YouTube. Mince ! Madame Sarkozy  joue et chante comme une grande le tube de Bessie Smith. Aux « pauvres cons », les préjugés ! Voyez par vous-même : (http://www.youtube.com/watch?v=qkVkyeUbsKA) ?

Et la version de nos jazzmen ? Elle est la plus longue de l'album. Mais ça ne gêne en rien. La 4e et la 6e strophes apportent leur variation en 10 temps, sur fond de 8, et le solo de piano défie avec superbe toute organisation de mesure.

À cet égard, le Careless Love Blues se distingue de toutes les pièces qui précèdent par ses 16 mesures, jouées en la bémol. La pièce a par ailleurs connu un avatar qu'il convient de signaler. La chanteuse américaine Madeleine Peyroux en a donné en 2004 une version parfaitement adaptée aux marches militaires moldaves, et sa voix donne à penser que Marilyn Monroe, comme Elvis ou Van Morrison, n'est pas vraiment morte. La biographie de cette « fille spirituelle de Billie Holiday » situe le niveau d'un certain show-biz. « Aussi célèbre pour ses frasques que l'ex-diva du jazz », M. Peyroux est parvenu « à se construire une réputation d'auteure-interprète hors-pair en courant d'abord les spectacles de rues à New York et Paris puis les festivals de Jazz ». Cette « belle acadienne », après un premier album, « s'évanouit dans la nature ». Rebelote : « durant l'été 2005, Peyroux disparaît encore une fois. Sa maison de disques Universal lance dès lors un détective privé à sa poursuite ». Déception : « elle n'avait pas pris la fuite, mais des vacances chez son manager à New York ». Vous avez assez perdu de temps à lire ce qui précède ? Le meilleur reste à voir. Elle attaque son compagnon William Galitson, une bête de TV, de l'avoir lésée sur les droits de Got You On My Mind, son second ouvrage. « Elle prétend que celui-ci aurait vendu les titres de l'album sans son accord (elle souhaitait les conserver comme des démos) et même qu'il l'aurait abusée sexuellement. L'affaire est toujours en cours... ». À présent, vous pouvez franchement vous passer de : http://www.youtube.com/watch?v=EwDuC3fs0Gk.

Prenons encore quelques lignes pour parler de ce qui constitue une des plus belles pièces de l'album Trouble In Mind. Il est vrai qu'on peut dire à tous les artistes, hommes et femmes, qui ont interprété See See Rider, de Ma Rainey à Big Bill Broonzy et de  Leabelly à Jerry Lee Lewis : « vous le valez bien ». Chez Shepp et Parlan, tout, d'abord, est dans l'art de la lenteur et de l'attente. L'intro est longue, balancée sur une alternance accord de base en mi bémol - dominante. On se demande où on va. Quand arrive le motif au sax : l'extase des retrouvailles. Et c'est presque meilleur quand Shepp reprend le thème après le magnifique solo de piano, à la 4e strophe. Tout cela sur fond d'arpèges élégamment rythmés par l'alternance de l'intro, dans un son de saxophone qui fait parcourir à l'épiderme la jalousie de celui que la « cavalière » - « cavaleuse » et « chevaucheuse » - a trahi.

Quelques minutes encore ? Écoutez Rainey ou la 12-cordes de Leadbelly, et retrouvez Presley, tout vêtu de probité candide et de lin blanc :

http://www.youtube.com/watch?v=9duTAcatzIM

http://www.youtube.com/watch?v=CkTT-hfZsh4

http://www.dailymotion.com/video/x14on1_see-see-rider_music

 

Et si un dernier souffle de nostalgie soixante-huitarde vous caresse, vérifiez qu'Éric Burdon est si vivant que son interprétation de 2008 de See See Rider, rapportée à celle de 1967, ressemble  du copier/coller. Même le lick de guitare a résisté au lavage.

http://www.youtube.com/watch?v=IqSX6jEv408

http://www.youtube.com/watch?v=1joFvnWEO8c&feature=related

http://www.youtube.com/watch?v=w7_1fVFNEJs

 

 

cottonfield

 

Une des dernières interprétations rurales de See See Rider, ici CC Rider :

Enregistré à Clarksdale en 2005 pour Broke And Hungry Records (Jeff Konkel)

 

Daniel Droixhe
Août 2009

 

crayon

Daniel Droixhe enseigne la littérature wallonne à l'Université de Liège et poursuit une carrière de bluesman sous le nom d'Elmore D.


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