Enjeux historiques du politique et du religieux
sacre roi

Religion, politique, économie : voilà une triade au sein de laquelle ententes et tiraillements n'ont pas manqué au cours de l'histoire. Depuis l'avènement de la séparation des Églises et de l'État, la chose paraissait entendue : chacun chez soi. Mais les données paraissent changées aujourd'hui, d'où la nécessité d'un retour sur le passé, de quoi prendre la mesure des enjeux actuels en la matière.

 Il est devenu banal de constater à quel point le religieux fait un retour remarqué sur la scène politique et, dans une moindre mesure, dans le champ économique. Encore que ces deux domaines soient souvent intimement liés. Les chercheurs de l'université de Liège ne sont pas restés insensibles à ce phénomène. D'où leur volonté d'en analyser les causes et les effets, particulièrement grâce à une mise en perspective historique. S'y sont entre autres attelés Jérôme Jamin et Pierre Verjans, tous deux politologues à l'ULg.

Que l'on fasse remonter son origine au verbe religare (relier) ou à celui de religere (relire), la religion se soucie primitivement de faire vivre des gens ensemble sans qu'ils ne se laissent entraîner à la violence. Et la politique (du grec polis, cité), cette manière de gouverner un État et d'y organiser le pouvoir, est un  art  qui joue intrinsèquement avec la violence et le sacré, comme l' a mis en évidence René Girard. Il s'agit donc, pour la première, de donner du sens à la vie collective et de la réguler tout en la structurant, ce qui n'a pas manqué, historiquement, d'avoir un impact sur l'organisation de la seconde.

En témoigne le schéma trifonctionnel, véritable projet de société, mis en place au seuil du XIe siècle par des évêques du nord de la France, notamment Adalbéron: « Ici-bas, les uns prient, d'autres combattent, d'autres encore travaillent... » Ce thème des trois fonctions prétendument voulues par Dieu, discours idéologique s'il en fût, sera à la base de ce que Georges Duby a appelé « l'imaginaire du féodalisme ». Il perdurera jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, en cette nuit du 4 août 1789 qui vit la disparition d'un ordre social inégalitaire fondé sur les privilèges des clercs et des nobles.

Mais avant ce grand chambardement, et ce dès la fin du XIIe siècle, s'était glissée dans les interstices de cette tripartition la classe appelée à devenir bourgeoise dont la richesse était basée sur les échanges commerciaux. Elle fait alors petit à petit son nid en des endroits largement protégés par l'Église, à savoir  les villes où les seigneurs ne pouvaient plus faire ce qu'ils voulaient. « L'air de la ville rend libre », dit un proverbe médiéval bien connu, et cette constatation se vérifie en premier lieu dans les cités-États d'Italie et dans les centres urbains si prospères de la Flandre.

adoubement

Et pourtant, c'est dans le monde anglo-saxon que le libéralisme économique va prendre son essor à l'aube des Temps Modernes, à la faveur de la Réforme qui a secoué comme jamais l'autoritarisme catholique. On connaît à ce propos la thèse de Max Weber, exposée dans son ouvrage L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme : la morale puritaine calviniste, faisant du travail une valeur cardinale, a joué un rôle déterminant pour l'extension d'un « système » qui a conquis le monde, au même titre que le prêt à intérêt interdit par l'Église mais permis chez les protestants et les juifs. La rencontre  de la dynamique des banques d'une part, des capacités artisanales d'autre part et in fine de l'esprit d'initiative des grands marchands a fait le reste, laissant ainsi en retrait - économiquement parlant - quantité de pays de la Chrétienté latine occidentale où la richesse essentiellement basée sur les biens fonciers entravait l'envol des marchés.

Les choses, on le sait, ont évolué avec le temps, et le modèle prôné par Adam Smith au XVIIIe siècle, qui influencera toute l'école libérale, finit par gagner les sphères les plus opposées au libre-échange. Au point que, dans la seconde moitié du siècle suivant, il était admis que les hommes d'affaires catholiques belges puissent « faire de l'argent » sans que cette pratique ne suscite l'opprobre chez les autorités ecclésiastiques. Même si, selon la recommandation de l'encyclique Rerum novarum (1891) du pape Léon XIII, il convenait pour les patrons de faire preuve de charité ou de justice sociale  envers leurs travailleurs.  

En termes de puissance politique, l'Église catholique se trouve aujourd'hui considérablement affaiblie ; les Lumières et le mouvement laïque ont évidemment contribué de façon décisive à cette perte d'influence dans nos sociétés sécularisées. Bien qu'elle ne se prive pas d'intervenir sur des questions dites sensibles (enseignement privé, avortement, homosexualité, préservatif, etc.), plus question pour elle de dominer l'espace public comme par le passé. La voilà donc quasi reléguée, estimeront certains, au niveau d'une minorité religieuse parmi d'autres. Institutionnellement amoindrie,  elle subit la concurrence d'un nombre croissant de mouvements philosophiques - confessionnels ou non - qui proposent à tous une vision spécifique du monde et veulent persuader des individus souvent en perte de repères d'adhérer à leurs convictions. Objectif prioritaire qui, en Belgique par exemple, s'accompagne d'un autre non moins attractif : grâce au financement des cultes, s'approprier un maximum de deniers publics.

Comme quoi, par bien des aspects, la religion s'imbrique dans le politique et l'économique. Inversement aussi, d'ailleurs. Sans parler de l'instrumentalisation dont elle fait l'objet, ici et là, à des fins temporelles inavouées ni de la montée en puissance des intégrismes, véritable défi pour les régimes démocratiques. Mais ceci est une autre histoire, qui demanderait un plus long développement...

 

Henri Deleersnijder
Août 2009

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Henri Deleersnijder est licencié en Arts et Sciences de la Communication et collaborateur scientifique à l'Université de Liège. Il a été lauréat du prix du Livre politique, décerné par la Communauté française, en 2007.