Il y a 100 ans… la Lettre au Roi, de Jules Destrée

Le tournant de 1912 et les réactions à la Lettre au Roi

Or, 1912, on l’a vu, est une année charnière : durant la campagne électorale, la question de la séparation administrative est évoquée par certains libéraux mais aussi certains socialistes wallons, particulièrement ceux de la Fédération boraine. Pour ces derniers, la situation est très délicate : le POB s’affiche internationaliste et plaide la solidarité des travailleurs, répugnant à toute logique « régionaliste ». En outre, ses principaux dirigeants sont Flamands et Bruxellois, alors même que ses électeurs sont surtout Wallons. Pour quelqu’un comme Jules Destrée, concilier militantisme wallon et discipline de parti sera parfois complexe, avec le risque d’être pris pour cible des deux côtés…

Annoncé et préparé dès février par la Ligue wallonne de Liège, le Congrès wallon du 7 juillet 1912 devait, au départ, évoquer la séparation administrative parmi une dizaine d’autres questions politiques, linguistiques et culturelles. Mais, le programme évolue après le scrutin du 2 juin et, au final, le débat sur la séparation occupe l’essentiel de la journée. Quatre textes sont proposés à l’examen des congressistes. Le plus radical, celui du libéral liégeois Émile Jennissen, co-fondateur des Amitiés françaises de Liège, plaide pour un fédéralisme sur base de deux régions aux compétences très larges ayant chacune leur Conseil général, l’arrondissement de Bruxelles restant neutre. Vient ensuite le projet de Julien Delaite qui, on l’a vu, mêle provincialisme et fédéralisme à trois. Si ces deux textes impliquent de réviser la Constitution parce qu’ils modifient le cadre institutionnel en y ajoutant un échelon supplémentaire, tel n’est pas le cas des projets de renforcement de l’autonomie provinciale élaborés par deux Hainuyers, le député libéral Émile Buisset et le conseiller provincial POB François André. Plus modérés, ces deux textes mettent en avant une perspective historique : la Belgique ne s’est-elle pas construite progressivement sur base de principautés médiévales et modernes soucieuses de leurs particularismes locaux ? Il s’agirait donc simplement de transférer un certain nombre de compétences – pour employer un vocabulaire très actuel ! – aux neuf provinces (dont le Brabant bilingue), dépendant de l’État central, et non de reconnaître voire d’opposer deux ou trois « communautés » ou « régions ».

Très vite, tant sur les divers projets que sur l’opportunité même de la séparation, le débat s’anime au Congrès. Certains, originaires souvent de Bruxelles ou de Flandre, dénoncent l’abandon dont ils seraient victimes en cas de réforme de l’État, d’autres s’interrogent sur la réelle représentativité des congressistes, d’autres encore mettent en avant les risques pour l’unité et l’indépendance de la Belgique, d’autres enfin contestent que la Wallonie soit financièrement défavorisée au sein de l’État belge. Alors que la cacophonie menace, c’est finalement le vœu de Jules Destrée qui est approuvé à une forte majorité. Avec beaucoup d’habileté, celui-ci a souligné que l’idée de séparation avait surtout, pour l’heure, une valeur sentimentale et que sa popularité tenait précisément au flou qui entourait sa définition, à charge pour une commission représentative, d’étudier plus concrètement la question. Destrée a donc sauvé l’essentiel : le Congrès s’achève sur une formule suffisamment vague pour permettre un vote mobilisateur.

lettreexpressMais, le député de Charleroi décide de battre le fer tant qu’il est chaud. Durant l’été, il s’emploie, avec d’autres, à concrétiser la fameuse commission représentative. Il s’agira de l’Assemblée wallonne, constituée à raison d’un membre pour 40.000 habitants. Cette structure, à la fois groupe de réflexion et « parlement fantôme » (mais sans les catholiques…), tiendra sa première séance à Charleroi le 20 octobre 1912. Cependant, Destrée ne se contente pas de ce travail de l’ombre. Il cherche également à entretenir, dans la torpeur estivale, le débat autour de la séparation administrative. C’est le sens de la lettre qu’il adresse au Roi Albert au cœur du mois d’août, par laquelle il entend couper court aux accusations d’antipatriotisme qui pourraient lui être portées. C’est parce qu’il est Belge qu’il est séparatiste, c’est parce qu’il croit en la Belgique qu’il veut apaiser le conflit Flandre-Wallonie par davantage d’autonomie pour chacun.

Le Roi Albert n’a, bien sûr, jamais réagi publiquement au contenu de la lettre. Il l’a cependant commentée dans une missive, désormais publiée, qu’il a adressée à son secrétaire privé : « J’ai lu la lettre de Destrée qui, sans conteste, est un littérateur de grand talent. Tout ce qu’il dit est absolument vrai, mais il est non moins vrai que la séparation administrative serait un mal entraînant beaucoup plus d’inconvénients et de dangers de tout genre que la situation actuelle »5. À chaud, dans la sphère que nous qualifierions aujourd’hui de médiatique, les réactions sont majoritairement prudentes voire négatives, hors les cercles acquis à la cause wallonne militante qui, eux, relaient largement le texte de Destrée. La droite catholique et une partie de la gauche libérale, particulièrement à Bruxelles et chez les francophones de Flandre, dénoncent la séparation administrative comme nuisible à la Belgique mais également à la Wallonie. Dans la Revue de Belgique du 1er novembre 1912, un journaliste catholique du Soir, Maurice de Miomandre, qui avait déjà marqué son opposition à la séparation lors du Congrès du 7 juillet, revient à la charge, chiffres à l’appui. Il soutient que la séparation administrative appauvrirait le Sud comme le Nord. Il argue en outre que, là où le mouvement flamand s’est construit sur une base identitaire et linguistique transcendant les divergences idéologiques, le mouvement wallon est essentiellement politique, opposant la gauche anticléricale à la droite cléricale en niant un fait électoral avéré : l’existence en Wallonie d’une minorité non négligeable d’électeurs catholiques. De fait, il faudra attendre l’entre-deux-guerres pour voir le mouvement wallon se doter progressivement d’une aile chrétienne.

En Wallonie, mais surtout en Flandre, les opposants à la Lettre au Roi n’hésitent pas à s’en prendre également à la personnalité de Destrée, le présentant comme un esthète, un mondain, un politicien amateur ou un socialiste de salon. Car le mouvement flamand s’affiche, pour l’heure, modéré. C’est dans le cadre belge unitaire qu’il entend obtenir gain de cause et non dans une logique de contestation des institutions. La situation politique de 1912 lui est, en effet, très favorable : la majorité catholique homogène trouve en Flandre son centre de gravité et la démographie joue en faveur du Nord. Seule une minorité de flamingants – les plus radicaux – va, en réalité, prendre la balle au bond et réfléchir dans une optique séparatiste. Cette réalité flamande contrastée est bien rendue par le gantois Hippoliet Meert qui, dans les deux langues, répond longuement à Destrée6. Il souligne que la Belgique unitaire demeure, en l’état, le meilleur cadre pour obtenir le redressement des griefs flamands et l’avènement d’une élite réellement flamande, c’est-à-dire instruite dans sa langue maternelle jusqu’à l’université, la francisation ne devant plus être le prix de l’ascension sociale. Mais, ajoute Meert, personnellement séduit par une réforme fédéraliste, si le mouvement flamand ne souhaite pas (encore) la séparation, celle-ci ne l’effraie pas non plus…




5 La lettre du Roi à Jules Ingenbleek, datée du 30 août 1912, est publiée dans M.-R. Thielemans et E. Vandewoude, Le roi Albert au travers de ses lettres inédites, 1882-1916, Bruxelles, Office international de librairie, 1982, p. 435.

6 Hippoliet Meert, Réponse à la lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre de M. Jules Destrée, Gand, Plantyn, 1912 et Antwoord op den brief aan den Koning over de scheiding van Wallonie en Vlaanderen van den Heer Jules Destrée, Gand, Plantyn, 1913.

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