Il y a 100 ans… la Lettre au Roi, de Jules Destrée

L’origine des revendications autonomistes

LaveleyeEn réalité, les théories de type fédéraliste ou provincialiste se font entendre au sein du mouvement wallon depuis le milieu des années 1890, notamment sous l’influence d’Émile de Laveleye, qui en fait une présentation théorique éclairante dans son ouvrage Le gouvernement dans la démocratie (1891). Mais, tous les militants n’y adhèrent pas. Car le mouvement wallon, minoritaire, très libéral dans ses origines mais s’ouvrant aux socialistes, est parcouru de tendances et de courants divers. À l’origine, au tournant des années 1870-1880, il s’affirme surtout comme un moyen de résistance au mouvement flamand qui remporte, depuis quelques années, de nombreux succès en matière linguistique. Wallons de Wallonie mais aussi et peut-être surtout Wallons de Flandre et de Bruxelles redoutent de voir disparaître « leur » Belgique, cette « Belgique française » – lisez francophone (même si le terme est anachronique) – née d’une Révolution de 1830 qu’ils réécrivent, de façon erronée ou à tout le moins exagérée, comme une révolution wallonne. Rejoints en cela par l’élite flamande de langue française, ils souhaitent que le français puisse continuer à vivre et à prospérer en Flandre. Considérant le flamand comme un idiome mineur face au français, langue internationale et de l’unité belge, ils le voient aussi comme un instrument obscurantiste, comme la langue du bas clergé, tenant le peuple flamand sous sa coupe et désirant l’y maintenir.

S’ils admettent bien, du bout des lèvres, la possibilité d’une Flandre officiellement bilingue, ils entendent préserver la Wallonie de toute extension de ce bilinguisme : qui sait si, un jour, les nombreux travailleurs émigrés flamands n’exigeront pas d’y être jugés ou éduqués dans leur langue ?3 Ils se battent aussi pour des revendications catégorielles : tout accroissement du nombre d’emplois réservé à des bilingues est perçu comme une attaque anti-wallonne, le Flamand étant considéré, par intérêt et par familiarisation plus régulière avec la langue française, comme plus apte que le Wallon à atteindre le niveau de bilinguisme requis. C’est donc à raison que l’on a pu décrire le mouvement wallon originel comme un mouvement né en Flandre et à Bruxelles, chez les fonctionnaires et dans la haute et moyenne bourgeoisie intellectuelle. Ces premiers militants wallons, provinciaux expatriés dans la capitale ou en Flandre, ont certes l’amour et la nostalgie de leur terroir, de la langue et de la culture wallonnes mais ils sont avant tout des défenseurs de la « Belgique française », soucieux des droits des 900.000 Flamands de langue française, un chiffre mythifié et hypertrophié qui revient telle une antienne dans leur discours.

Les années 1890 voient cependant apparaître une nouvelle tendance et une nouvelle génération de militants : Wallons de Wallonie, Hainuyers mais surtout Liégeois, ceux-ci placent au premier plan la défense des intérêts culturels et matériels de la Wallonie, une Wallonie dont ils cherchent, par ailleurs, à définir l’identité. Ce sera tout l’enjeu du Congrès wallon de 1905, organisé en marge de l’exposition universelle de Liège. Pour cette seconde vague de militants, la promotion de la langue française partout en Belgique tout comme la défense des droits des Bruxellois et des Flamands de langue française demeurent des causes valables mais non plus prioritaires. Ils font une lecture plus politique et « régionaliste » de la situation : l’âme wallonne existe, au contraire de l’âme belge, et elle est menacée par la domination flamande – linguistique, culturelle et électorale – d’où la nécessité de se préserver en obtenant davantage d’autonomie. Cette nécessité spirituelle se double d’une nécessité matérielle : aux yeux des militants wallons en effet, la Flandre, plus pauvre, moins industrialisée, vit aux crochets de la Wallonie. Ce que l’on dénonce, à l’époque, ce ne sont pas les transferts Nord-Sud mais Sud-Nord ! On peste contre les « flamendiants », on s’offusque des millions qui semblent être dépensés pour de grands travaux d’équipement au Nord alors que le Sud serait délaissé, bref on accuse le Gouvernement catholique d’étouffer la Wallonie.

coqJemappesLes années passant, le contexte international viendra renforcer cette lecture des événements : la peur de la germanisation prend à la fois le visage de la Flandre et celui de l’Allemagne impériale, perçue comme un danger immédiat pour la Belgique neutre et, plus encore, pour la Wallonie. Le mouvement wallon, francophile par nature, prend fait et cause pour Paris : en 1911, en marge du Congrès international des Amitiés françaises, dont plusieurs sections existent en Belgique, on inaugure un monument glorifiant la victoire française et républicaine de Jemappes qui, le 6 novembre 1792, permit temporairement à l’armée révolutionnaire d’occuper toute la Belgique actuelle et la rive gauche du Rhin. Cette cérémonie se tient à la grande colère des Flamands et des catholiques qui y voient une manifestation de séparatisme et d’anticléricalisme. Elle ne plaît guère non plus au Kaiser : le coq de cuivre planté au sommet de son obélisque de granit sera détruit par les Allemands en 1914. Il sera réinstallé en grande pompe en mai 1922. Dans la même veine, le mouvement wallon dénonce avec vigueur le détournement des trains rapides, les « Grands Express », des villes de Liège et Verviers au profit d’une route plus au Nord comme étant une décision anti-wallonne mais aussi germanophile, en ce qu’elle sert les intérêts militaires allemands au détriment de la France.

Mais on n’en est pas encore là quand, au milieu des années 1890, se font entendre les premiers appels à la séparation administrative. Ils émanent notamment du journaliste Franz Foulon, rédacteur en chef, dès 1894, du journal libéral L’Avenir du Tournaisis, mais on en lit aussi sous la plume du poète liégeois Albert Mockel. En 1897, celui-ci publie un article qui fera date dans le Mercure de France et porte ainsi le problème wallon sur la scène internationale. Il y promeut une large autonomie de gestion pour la Flandre et la Wallonie, chacune ayant son Parlement et, au-dessus, une Chambre commune paritaire. Plus tard, en 1914, il résumera cette conception dans le slogan-choc : La Flandre aux Flamands, la Wallonie aux Wallons et Bruxelles aux Belges. Cependant, à Liège, c’est surtout Julien Delaite, animateur de la Ligue wallonne de Liège et de son journal L’Âme wallonne qui va, dès 1898, alimenter la réflexion. Plusieurs fois complété et retravaillé, son projet de séparation administrative s’appuie à la fois sur un renforcement des pouvoirs provinciaux et sur un fédéralisme à trois : Wallonie, Flandre et toute la province de Brabant, chacune ayant son Conseil régional.

© Liège, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon

amewallonneDès sa première mouture, ce projet fait scandale, tout comme sont mal reçues par la majorité de l’opinion les phrases très agressives et virulentes prononcées à l’encontre des flamingants mais aussi des Flamands dans leur ensemble par L’Âme wallonne. Même dans les milieux politiques libéraux sensibles à la cause wallonne, on prend soin d’afficher ses distances avec Delaite tout en disant parfois comprendre et excuser l’exaspération et la radicalisation croissantes au Sud4. 1898 est en effet l’année du débat parlementaire sur la loi Coremans-De Vriendt d’égalité des langues, très contestée par le mouvement wallon. Mais, au fil du temps, de nouvelles revendications flamandes sont formulées, à commencer par la néerlandisation de l’université de Gand. Le climat se crispe et l’on voit l’idée de séparation administrative sinon gagner en puissance, du moins devenir une sorte de menace ou de slogan cathartique et défoulatoire. Un pas est incontestablement franchi le 9 mars 1910 quand, opposé au vote d’une loi contraignant les greffiers des Conseils de Prud’hommes wallons à connaître le flamand, le vieux sénateur libéral Émile Dupont s’écrie : « Vive la séparation administrative » en plein hémicycle. Qu’un élu de cette trempe et plutôt modéré fasse sienne cette formule frappe bien évidemment l’opinion. Les partisans de longue date de cette séparation ne s’y trompent pas et ils font de Dupont leur héros, ce qui est d’autant plus confortable qu’il meurt en 1912 et ne peut donc plus se plaindre d’être en permanence instrumentalisé…


 

3 On notera qu’avec le temps et la radicalisation des demandes flamandes, certains militants wallons ne rejetteront pas nécessairement l’hypothèse du bilinguisme généralisé. Par pragmatisme (ne pas voir tous les postes de fonctionnaires occupés par des Flamands) et par souci réaffirmé de sauvegarder l’unité nationale, d’aucuns plaideront pour une connaissance et une pratique des deux langues d’Ostende à Arlon. L’entre-deux-guerres et le principe de l’unilinguisme régional mettront fin à cette illusion.

4 Voir le discours du Liégeois Charles Magnette à la Chambre le 17 mars 1898 (Annales Parlementaires. Chambre, session 1897-1898, p. 882).

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