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Il y a 100 ans… la Lettre au Roi de Jules Destrée

29 mai 2012
Il y a 100 ans… la Lettre au Roi, de Jules Destrée

« Sire, il n’y a pas de Belges ! ». Cette exclamation d’apparence provocatrice est en général tout ce que l’on retient de la célèbre Lettre au Roi rédigée par le député socialiste hainuyer Jules Destrée au cœur de l’été 1912. Régulièrement citée, invoquée ou critiquée, cette missive bientôt centenaire mérite cependant qu’on la lise intégralement et qu’on en comprenne davantage le sens et le contexte historique particulier1. Publiée d’abord dans la libérale Revue de Belgique (numéro du 15 août – 1er septembre 1912), elle est rapidement reprise dans son intégralité – 24 pages ! – par un quotidien libéral liégeois, L’Express, et par Le Journal de Charleroi, proche du Parti Ouvrier Belge (POB), l’ancêtre du parti socialiste2.

 Jules Destrée, Wallon et socialiste

Destrée

Avocat de formation, Jules Destrée naît à Marcinelle en 1863. Il goûte d’abord à la politique dans les milieux libéraux progressistes, qu’il fréquente dès ses études à l’ULB. Les débuts de sa carrière professionnelle l’amènent à défendre des syndicalistes et des militants socialistes. En 1894, aux premières élections tenues au suffrage universel plural, il se présente sur une liste de cartel réunissant le POB et sa propre Fédération démocratique de l’Arrondissement de Charleroi, d’obédience libérale radicale. Élu député, il rejoint le POB et en demeurera, jusqu’à sa mort, l’un des représentants à la Chambre. Sensibilisé aux questions sociales, Destrée l’est très tôt aussi à la question des nationalités et à ce que l’on a appelé, au tournant des 19e et 20e siècles, la « bataille des âmes ». Patriote belge, il n’en est pas moins convaincu, à l’encontre d’un autre parlementaire socialiste, Edmond Picard, qu’il n’existe pas d’âme belge mais bien une âme wallonne et une âme flamande qui, toutes deux, demandent à être respectées et à pouvoir s’exprimer selon leur génie propre, un génie latin, roman ou français du côté wallon et un génie germanique du côté flamand. C’est dans cet esprit mais aussi par discipline de parti qu’il vote, en 1898, la fameuse loi d’égalité reconnaissant le flamand comme langue officielle au même titre que le français. Il reste toutefois persuadé de la supériorité de ce dernier et sensible aux conséquences qu’aurait sa disparition totale au Nord. En outre, il ne manque pas de souligner ses inquiétudes et ses réticences face à un mouvement flamand qui lui semble entrer dans une nouvelle logique : l’esprit de revanche ou de point d’honneur n’est-il pas en train de se substituer à la juste recherche d’une égalité de traitement ?

Jules Destrée (1915) – © Coll. Institut Jules-Destrée

Posant cette question, en 1898, Destrée en appelle à la modération sous peine de voir se creuser le fossé entre Nord et Sud. Ce qu’il craint alors, c’est de voir prospérer dans une Wallonie blessée l’idée de séparation administrative, celle-là même que sa Lettre de 1912 réclamera pourtant avec force ! En moins de quinze ans, Destrée s’est donc converti ou résolu à une solution – l’évolution de la structure institutionnelle belge vers plus d’autonomie régionale ou provinciale – qu’il a d’abord repoussée. Il faut y voir la certitude désormais acquise d’une inévitable et perpétuelle minorisation politique et culturelle de la Wallonie au sein d’une Belgique de plus en plus flamande. Au fil des années, les résultats électoraux se suivent et se ressemblent : la Wallonie a beau voter majoritairement pour la gauche socialiste et libérale, la Flandre, par ailleurs en pleine expansion démographique, plébiscite bien plus massivement le Parti catholique. S’ajoute à cette réalité politique le renforcement chez Destrée d’un sentiment d’amertume face à ce qu’il considère comme une confiscation ou une occultation par la Flandre mais aussi la « Belgique officielle » de la culture et du passé wallons. C’est en réaction qu’il organise à Charleroi, en 1911, une exposition d’art wallon et qu’il lance, en 1912, la Société des Amis de l’Art wallon.

Le résultat des élections générales du 2 juin 1912 fait l’effet d’un coup de tonnerre pour Destrée. En fonction des chiffres du dernier recensement décennal, le nombre de députés à élire est passé de 166 à 186 selon la clé de répartition suivante : + 5 Wallons, + 5 Bruxellois et + 10 Flamands. Néanmoins, certains indices laissent penser que la majorité absolue catholique, en place sans discontinuer depuis 1884, pourrait être renversée, d’autant que socialistes et libéraux se présentent en cartel. Il n’en sera rien. En Wallonie comme à Bruxelles, la gauche remporte bien la majorité absolue (44 sièges sur 72 en Wallonie et 14 sur 26 à Bruxelles) mais, en Flandre, la droite engrange 62 des 88 sièges en jeu. Avec 102 députés sur 186 au total, les catholiques sortent donc renforcés de ce scrutin. Cette victoire tient tout autant au poids démographique de la Flandre et à la faiblesse au Nord de l’opposition de gauche qu’à l’existence, ailleurs, d’une forte minorité catholique, surtout présente à Bruxelles et dans les provinces de Namur et du Luxembourg. Néanmoins, les militants wallons, Destrée en tête, s’attachent à lisser cette réalité pour insister sur un seul fait : la loi du nombre impose à une Wallonie de gauche la domination d’une Flandre de droite et cette domination flamande ira s’accroissant avec l’obtention du suffrage universel que le mouvement wallon réclame pourtant par conviction idéologique.

Le contenu de la Lettre au Roi

lettreroiDès la mi-juin 1912, dans un article intitulé Pour la Wallonie indépendante, c’est-à-dire autonome, Jules Destrée formule les principales idées qui seront plus amplement développées dans la Lettre au Roi. Dans ce second texte, Destrée dit s’adresser au souverain car la question qu’il veut lui soumettre dépasse les partis politiques. Il souligne l’absence de contradiction à ses yeux entre le patriotisme et l’internationalisme, car celui-ci « suppose des nations ». « On peut donc rêver aux États-Unis d’Europe et chérir sa patrie », conclut-il, avant de faire suivre ces considérations d’un long extrait d’un de ses textes antérieurs, Une idée qui meurt : la Patrie (1906), sorte d’hymne poétique à la Belgique et à ses paysages, « de l’Ardenne aux plages de la Flandre » en passant par Bruxelles. Pour autant, poursuit-il, la Belgique est « un État politique, assez artificiellement composé » et non « une nationalité ». Elle se compose de « deux fragments », l’un issu de « l’Empire germanique », l’autre de « la royauté française ». La formule est élégante mais un peu rapide tant il est vrai qu’au fil des siècles, la plus grande partie de la Wallonie a surtout relevé de l’Empire germanique. Mais, s’appuyant essentiellement sur le critère de la langue, Destrée en infère cette célèbre affirmation : « Vous régnez sur deux peuples. Il y a, en Belgique, des Wallons et des Flamands ; il n’y a pas de Belges », sauf peut-être « les fonctionnaires, attachés à la Belgique par leur situation, leurs honneurs, leurs traitements », et une frange réduite de la population, présente surtout à Bruxelles, qui « semble avoir additionné les défauts de deux races, en perdant leurs qualités ». Très usité à l’époque, le terme de race n’est pas alors chargé de la connotation qu’il acquerra au fil du tumultueux 20e siècle. Il faut y voir un synonyme de famille ou de communauté, sans toutefois que toute considération ethnique ou biologique en soit exclue. Destrée, comme beaucoup de ses contemporains, redoute et réprouve néanmoins l’idée de mixité, conduisant, selon lui, à l’abâtardissement : « La fusion des Flamands et des Wallons n’est pas souhaitable ; et la désirât-on qu’il faut constater encore qu’elle n’est pas possible ».

Dans un second temps, Jules Destrée s’emploie à démontrer que, si le mouvement flamand fut au départ « légitime » et basé sur des « griefs justifiés », ce sont désormais les Wallons qui se sentent minorisés et dominés au sein de l’État belge. Et d’additionner comme une litanie tout ce que les Flamands ont, d’après lui, confisqué : « ils nous ont pris… » la Flandre, où les Wallons se sentent désormais étrangers ; « notre passé » et « nos artistes » car, en voulant conforter l’âme belge et distinguer celle-ci d’une France perçue comme impérialiste, on a souvent insisté sur la seule composante flamande de la Belgique en art et en histoire ; « ils nous ont pris les emplois publics » par les effets d’un bilinguisme plus répandu au Nord ; « notre argent », par un budget national supposément déséquilibré en faveur de la Flandre ; « notre sécurité » par le choix d’un réduit national à Anvers et la construction de chemins de fer qui favorisent ou, du moins, ne freinent guère une éventuelle pénétration allemande ; « notre liberté » par un système électoral qui favorise la Flandre catholique et enfin « notre langue », en passe d’être mise à mal par les progrès d’un bilinguisme officiel imposé qui, d’après lui, voue les Wallons au sort des Alsaciens-Lorrains.

En conclusion, Jules Destrée estime qu’il y a là « un danger pour l’unité nationale », danger que le Roi ne pourra résoudre ni par « la répression », ni par « la négation » mais bien par la « séparation ». « Une Belgique faite de l’union de deux peuples indépendants et libres, accordés précisément à cause de cette indépendance réciproque, ne serait-elle pas un État infiniment plus robuste qu’une Belgique dont la moitié se croirait opprimée par l’autre moitié ? », ajoute-t-il. Cependant, sur la forme à donner à cette séparation, il entretient volontairement le flou, tant dans sa Lettre que dans ses multiples articles de presse ou ses discours publics. C’est qu’il y a sans doute en Wallonie autant de définitions de ce principe que de partisans.


 

1 C’était le sens du colloque « Deux journées pour un centenaire », organisé les 24 et 25 avril 2012 par l’Université de Liège (service d’Histoire de Belgique), la Province de Liège (Musée de la Vie Wallonne et Fonds d’histoire du mouvement wallon), l’UCL et l’Institut Destrée. Les actes en seront prochainement publiés.

2 Dans sa version originale, la Lettre au Roi peut être téléchargée sur le site de l'Institut Jules Destrée (PDF)


L’origine des revendications autonomistes

LaveleyeEn réalité, les théories de type fédéraliste ou provincialiste se font entendre au sein du mouvement wallon depuis le milieu des années 1890, notamment sous l’influence d’Émile de Laveleye, qui en fait une présentation théorique éclairante dans son ouvrage Le gouvernement dans la démocratie (1891). Mais, tous les militants n’y adhèrent pas. Car le mouvement wallon, minoritaire, très libéral dans ses origines mais s’ouvrant aux socialistes, est parcouru de tendances et de courants divers. À l’origine, au tournant des années 1870-1880, il s’affirme surtout comme un moyen de résistance au mouvement flamand qui remporte, depuis quelques années, de nombreux succès en matière linguistique. Wallons de Wallonie mais aussi et peut-être surtout Wallons de Flandre et de Bruxelles redoutent de voir disparaître « leur » Belgique, cette « Belgique française » – lisez francophone (même si le terme est anachronique) – née d’une Révolution de 1830 qu’ils réécrivent, de façon erronée ou à tout le moins exagérée, comme une révolution wallonne. Rejoints en cela par l’élite flamande de langue française, ils souhaitent que le français puisse continuer à vivre et à prospérer en Flandre. Considérant le flamand comme un idiome mineur face au français, langue internationale et de l’unité belge, ils le voient aussi comme un instrument obscurantiste, comme la langue du bas clergé, tenant le peuple flamand sous sa coupe et désirant l’y maintenir.

S’ils admettent bien, du bout des lèvres, la possibilité d’une Flandre officiellement bilingue, ils entendent préserver la Wallonie de toute extension de ce bilinguisme : qui sait si, un jour, les nombreux travailleurs émigrés flamands n’exigeront pas d’y être jugés ou éduqués dans leur langue ?3 Ils se battent aussi pour des revendications catégorielles : tout accroissement du nombre d’emplois réservé à des bilingues est perçu comme une attaque anti-wallonne, le Flamand étant considéré, par intérêt et par familiarisation plus régulière avec la langue française, comme plus apte que le Wallon à atteindre le niveau de bilinguisme requis. C’est donc à raison que l’on a pu décrire le mouvement wallon originel comme un mouvement né en Flandre et à Bruxelles, chez les fonctionnaires et dans la haute et moyenne bourgeoisie intellectuelle. Ces premiers militants wallons, provinciaux expatriés dans la capitale ou en Flandre, ont certes l’amour et la nostalgie de leur terroir, de la langue et de la culture wallonnes mais ils sont avant tout des défenseurs de la « Belgique française », soucieux des droits des 900.000 Flamands de langue française, un chiffre mythifié et hypertrophié qui revient telle une antienne dans leur discours.

Les années 1890 voient cependant apparaître une nouvelle tendance et une nouvelle génération de militants : Wallons de Wallonie, Hainuyers mais surtout Liégeois, ceux-ci placent au premier plan la défense des intérêts culturels et matériels de la Wallonie, une Wallonie dont ils cherchent, par ailleurs, à définir l’identité. Ce sera tout l’enjeu du Congrès wallon de 1905, organisé en marge de l’exposition universelle de Liège. Pour cette seconde vague de militants, la promotion de la langue française partout en Belgique tout comme la défense des droits des Bruxellois et des Flamands de langue française demeurent des causes valables mais non plus prioritaires. Ils font une lecture plus politique et « régionaliste » de la situation : l’âme wallonne existe, au contraire de l’âme belge, et elle est menacée par la domination flamande – linguistique, culturelle et électorale – d’où la nécessité de se préserver en obtenant davantage d’autonomie. Cette nécessité spirituelle se double d’une nécessité matérielle : aux yeux des militants wallons en effet, la Flandre, plus pauvre, moins industrialisée, vit aux crochets de la Wallonie. Ce que l’on dénonce, à l’époque, ce ne sont pas les transferts Nord-Sud mais Sud-Nord ! On peste contre les « flamendiants », on s’offusque des millions qui semblent être dépensés pour de grands travaux d’équipement au Nord alors que le Sud serait délaissé, bref on accuse le Gouvernement catholique d’étouffer la Wallonie.

coqJemappesLes années passant, le contexte international viendra renforcer cette lecture des événements : la peur de la germanisation prend à la fois le visage de la Flandre et celui de l’Allemagne impériale, perçue comme un danger immédiat pour la Belgique neutre et, plus encore, pour la Wallonie. Le mouvement wallon, francophile par nature, prend fait et cause pour Paris : en 1911, en marge du Congrès international des Amitiés françaises, dont plusieurs sections existent en Belgique, on inaugure un monument glorifiant la victoire française et républicaine de Jemappes qui, le 6 novembre 1792, permit temporairement à l’armée révolutionnaire d’occuper toute la Belgique actuelle et la rive gauche du Rhin. Cette cérémonie se tient à la grande colère des Flamands et des catholiques qui y voient une manifestation de séparatisme et d’anticléricalisme. Elle ne plaît guère non plus au Kaiser : le coq de cuivre planté au sommet de son obélisque de granit sera détruit par les Allemands en 1914. Il sera réinstallé en grande pompe en mai 1922. Dans la même veine, le mouvement wallon dénonce avec vigueur le détournement des trains rapides, les « Grands Express », des villes de Liège et Verviers au profit d’une route plus au Nord comme étant une décision anti-wallonne mais aussi germanophile, en ce qu’elle sert les intérêts militaires allemands au détriment de la France.

Mais on n’en est pas encore là quand, au milieu des années 1890, se font entendre les premiers appels à la séparation administrative. Ils émanent notamment du journaliste Franz Foulon, rédacteur en chef, dès 1894, du journal libéral L’Avenir du Tournaisis, mais on en lit aussi sous la plume du poète liégeois Albert Mockel. En 1897, celui-ci publie un article qui fera date dans le Mercure de France et porte ainsi le problème wallon sur la scène internationale. Il y promeut une large autonomie de gestion pour la Flandre et la Wallonie, chacune ayant son Parlement et, au-dessus, une Chambre commune paritaire. Plus tard, en 1914, il résumera cette conception dans le slogan-choc : La Flandre aux Flamands, la Wallonie aux Wallons et Bruxelles aux Belges. Cependant, à Liège, c’est surtout Julien Delaite, animateur de la Ligue wallonne de Liège et de son journal L’Âme wallonne qui va, dès 1898, alimenter la réflexion. Plusieurs fois complété et retravaillé, son projet de séparation administrative s’appuie à la fois sur un renforcement des pouvoirs provinciaux et sur un fédéralisme à trois : Wallonie, Flandre et toute la province de Brabant, chacune ayant son Conseil régional.

© Liège, Fonds d'Histoire du Mouvement wallon

amewallonneDès sa première mouture, ce projet fait scandale, tout comme sont mal reçues par la majorité de l’opinion les phrases très agressives et virulentes prononcées à l’encontre des flamingants mais aussi des Flamands dans leur ensemble par L’Âme wallonne. Même dans les milieux politiques libéraux sensibles à la cause wallonne, on prend soin d’afficher ses distances avec Delaite tout en disant parfois comprendre et excuser l’exaspération et la radicalisation croissantes au Sud4. 1898 est en effet l’année du débat parlementaire sur la loi Coremans-De Vriendt d’égalité des langues, très contestée par le mouvement wallon. Mais, au fil du temps, de nouvelles revendications flamandes sont formulées, à commencer par la néerlandisation de l’université de Gand. Le climat se crispe et l’on voit l’idée de séparation administrative sinon gagner en puissance, du moins devenir une sorte de menace ou de slogan cathartique et défoulatoire. Un pas est incontestablement franchi le 9 mars 1910 quand, opposé au vote d’une loi contraignant les greffiers des Conseils de Prud’hommes wallons à connaître le flamand, le vieux sénateur libéral Émile Dupont s’écrie : « Vive la séparation administrative » en plein hémicycle. Qu’un élu de cette trempe et plutôt modéré fasse sienne cette formule frappe bien évidemment l’opinion. Les partisans de longue date de cette séparation ne s’y trompent pas et ils font de Dupont leur héros, ce qui est d’autant plus confortable qu’il meurt en 1912 et ne peut donc plus se plaindre d’être en permanence instrumentalisé…


 

3 On notera qu’avec le temps et la radicalisation des demandes flamandes, certains militants wallons ne rejetteront pas nécessairement l’hypothèse du bilinguisme généralisé. Par pragmatisme (ne pas voir tous les postes de fonctionnaires occupés par des Flamands) et par souci réaffirmé de sauvegarder l’unité nationale, d’aucuns plaideront pour une connaissance et une pratique des deux langues d’Ostende à Arlon. L’entre-deux-guerres et le principe de l’unilinguisme régional mettront fin à cette illusion.

4 Voir le discours du Liégeois Charles Magnette à la Chambre le 17 mars 1898 (Annales Parlementaires. Chambre, session 1897-1898, p. 882).

Le tournant de 1912 et les réactions à la Lettre au Roi

Or, 1912, on l’a vu, est une année charnière : durant la campagne électorale, la question de la séparation administrative est évoquée par certains libéraux mais aussi certains socialistes wallons, particulièrement ceux de la Fédération boraine. Pour ces derniers, la situation est très délicate : le POB s’affiche internationaliste et plaide la solidarité des travailleurs, répugnant à toute logique « régionaliste ». En outre, ses principaux dirigeants sont Flamands et Bruxellois, alors même que ses électeurs sont surtout Wallons. Pour quelqu’un comme Jules Destrée, concilier militantisme wallon et discipline de parti sera parfois complexe, avec le risque d’être pris pour cible des deux côtés…

Annoncé et préparé dès février par la Ligue wallonne de Liège, le Congrès wallon du 7 juillet 1912 devait, au départ, évoquer la séparation administrative parmi une dizaine d’autres questions politiques, linguistiques et culturelles. Mais, le programme évolue après le scrutin du 2 juin et, au final, le débat sur la séparation occupe l’essentiel de la journée. Quatre textes sont proposés à l’examen des congressistes. Le plus radical, celui du libéral liégeois Émile Jennissen, co-fondateur des Amitiés françaises de Liège, plaide pour un fédéralisme sur base de deux régions aux compétences très larges ayant chacune leur Conseil général, l’arrondissement de Bruxelles restant neutre. Vient ensuite le projet de Julien Delaite qui, on l’a vu, mêle provincialisme et fédéralisme à trois. Si ces deux textes impliquent de réviser la Constitution parce qu’ils modifient le cadre institutionnel en y ajoutant un échelon supplémentaire, tel n’est pas le cas des projets de renforcement de l’autonomie provinciale élaborés par deux Hainuyers, le député libéral Émile Buisset et le conseiller provincial POB François André. Plus modérés, ces deux textes mettent en avant une perspective historique : la Belgique ne s’est-elle pas construite progressivement sur base de principautés médiévales et modernes soucieuses de leurs particularismes locaux ? Il s’agirait donc simplement de transférer un certain nombre de compétences – pour employer un vocabulaire très actuel ! – aux neuf provinces (dont le Brabant bilingue), dépendant de l’État central, et non de reconnaître voire d’opposer deux ou trois « communautés » ou « régions ».

Très vite, tant sur les divers projets que sur l’opportunité même de la séparation, le débat s’anime au Congrès. Certains, originaires souvent de Bruxelles ou de Flandre, dénoncent l’abandon dont ils seraient victimes en cas de réforme de l’État, d’autres s’interrogent sur la réelle représentativité des congressistes, d’autres encore mettent en avant les risques pour l’unité et l’indépendance de la Belgique, d’autres enfin contestent que la Wallonie soit financièrement défavorisée au sein de l’État belge. Alors que la cacophonie menace, c’est finalement le vœu de Jules Destrée qui est approuvé à une forte majorité. Avec beaucoup d’habileté, celui-ci a souligné que l’idée de séparation avait surtout, pour l’heure, une valeur sentimentale et que sa popularité tenait précisément au flou qui entourait sa définition, à charge pour une commission représentative, d’étudier plus concrètement la question. Destrée a donc sauvé l’essentiel : le Congrès s’achève sur une formule suffisamment vague pour permettre un vote mobilisateur.

lettreexpressMais, le député de Charleroi décide de battre le fer tant qu’il est chaud. Durant l’été, il s’emploie, avec d’autres, à concrétiser la fameuse commission représentative. Il s’agira de l’Assemblée wallonne, constituée à raison d’un membre pour 40.000 habitants. Cette structure, à la fois groupe de réflexion et « parlement fantôme » (mais sans les catholiques…), tiendra sa première séance à Charleroi le 20 octobre 1912. Cependant, Destrée ne se contente pas de ce travail de l’ombre. Il cherche également à entretenir, dans la torpeur estivale, le débat autour de la séparation administrative. C’est le sens de la lettre qu’il adresse au Roi Albert au cœur du mois d’août, par laquelle il entend couper court aux accusations d’antipatriotisme qui pourraient lui être portées. C’est parce qu’il est Belge qu’il est séparatiste, c’est parce qu’il croit en la Belgique qu’il veut apaiser le conflit Flandre-Wallonie par davantage d’autonomie pour chacun.

Le Roi Albert n’a, bien sûr, jamais réagi publiquement au contenu de la lettre. Il l’a cependant commentée dans une missive, désormais publiée, qu’il a adressée à son secrétaire privé : « J’ai lu la lettre de Destrée qui, sans conteste, est un littérateur de grand talent. Tout ce qu’il dit est absolument vrai, mais il est non moins vrai que la séparation administrative serait un mal entraînant beaucoup plus d’inconvénients et de dangers de tout genre que la situation actuelle »5. À chaud, dans la sphère que nous qualifierions aujourd’hui de médiatique, les réactions sont majoritairement prudentes voire négatives, hors les cercles acquis à la cause wallonne militante qui, eux, relaient largement le texte de Destrée. La droite catholique et une partie de la gauche libérale, particulièrement à Bruxelles et chez les francophones de Flandre, dénoncent la séparation administrative comme nuisible à la Belgique mais également à la Wallonie. Dans la Revue de Belgique du 1er novembre 1912, un journaliste catholique du Soir, Maurice de Miomandre, qui avait déjà marqué son opposition à la séparation lors du Congrès du 7 juillet, revient à la charge, chiffres à l’appui. Il soutient que la séparation administrative appauvrirait le Sud comme le Nord. Il argue en outre que, là où le mouvement flamand s’est construit sur une base identitaire et linguistique transcendant les divergences idéologiques, le mouvement wallon est essentiellement politique, opposant la gauche anticléricale à la droite cléricale en niant un fait électoral avéré : l’existence en Wallonie d’une minorité non négligeable d’électeurs catholiques. De fait, il faudra attendre l’entre-deux-guerres pour voir le mouvement wallon se doter progressivement d’une aile chrétienne.

En Wallonie, mais surtout en Flandre, les opposants à la Lettre au Roi n’hésitent pas à s’en prendre également à la personnalité de Destrée, le présentant comme un esthète, un mondain, un politicien amateur ou un socialiste de salon. Car le mouvement flamand s’affiche, pour l’heure, modéré. C’est dans le cadre belge unitaire qu’il entend obtenir gain de cause et non dans une logique de contestation des institutions. La situation politique de 1912 lui est, en effet, très favorable : la majorité catholique homogène trouve en Flandre son centre de gravité et la démographie joue en faveur du Nord. Seule une minorité de flamingants – les plus radicaux – va, en réalité, prendre la balle au bond et réfléchir dans une optique séparatiste. Cette réalité flamande contrastée est bien rendue par le gantois Hippoliet Meert qui, dans les deux langues, répond longuement à Destrée6. Il souligne que la Belgique unitaire demeure, en l’état, le meilleur cadre pour obtenir le redressement des griefs flamands et l’avènement d’une élite réellement flamande, c’est-à-dire instruite dans sa langue maternelle jusqu’à l’université, la francisation ne devant plus être le prix de l’ascension sociale. Mais, ajoute Meert, personnellement séduit par une réforme fédéraliste, si le mouvement flamand ne souhaite pas (encore) la séparation, celle-ci ne l’effraie pas non plus…




5 La lettre du Roi à Jules Ingenbleek, datée du 30 août 1912, est publiée dans M.-R. Thielemans et E. Vandewoude, Le roi Albert au travers de ses lettres inédites, 1882-1916, Bruxelles, Office international de librairie, 1982, p. 435.

6 Hippoliet Meert, Réponse à la lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre de M. Jules Destrée, Gand, Plantyn, 1912 et Antwoord op den brief aan den Koning over de scheiding van Wallonie en Vlaanderen van den Heer Jules Destrée, Gand, Plantyn, 1913.

1914-1918 : l’instrumentalisation de la séparation administrative

coq2Et, de fait, la suite des événements, à commencer par le contexte de guerre, va bouleverser les positions acquises. Si l’Assemblée wallonne va bien mener une réflexion sur le contenu à donner à la séparation administrative, rien de concret n’en émergera avant le 4 août 1914. Son œuvre sera surtout symbolique : fixation de la Fête de Wallonie au dernier dimanche du mois de septembre pour commémorer les journées de 1830 réinterprétées dans un sens wallon et adoption comme drapeau wallon du coq hardi rouge sur fond jaune de Pierre Paulus (voir photo ci-contre), mais cravaté aux trois couleurs nationales. Durant la guerre 14-18, le concept de séparation administrative sera repris et utilisé par l’occupant, dans le cadre de sa Flamenpolitik et avec l’aide des flamingants les plus radicaux, désormais appelés activistes, parmi lesquels Hippoliet Meert, plus tard condamné à vingt ans de travaux forcés… Dès le printemps 1916, les Allemands flamandisent l’université de Gand, affublée par ses opposants du sobriquet d’université von Bissing, du nom du Gouverneur général en Belgique. À l’automne, ils scindent le Ministère des Sciences et des Arts. Puis, en 1917, ils matérialisent la séparation administrative en privilégiant la formule du fédéralisme à deux : la Flandre, avec pour capitale Bruxelles, fait face à la Wallonie, avec pour capitale Namur. Au Nord, les activistes vont plus loin que l’occupant et mettent sur pied le Raad van Vlaanderen ou Conseil des Flandres, une sorte de parlement croupion sans légitimité.

En Wallonie, la réalité de la collaboration est plus limitée : quelques dizaines d’hommes vont accepter de participer à l’aventure et de faire tourner les ministères wallons de Namur. D’autres vont s’employer à soutenir la politique allemande par la presse. Parmi ces collaborateurs wallons, certains, comme Franz Foulon ou Oscar Colson, fondateur de la revue Wallonia, sont des partisans de longue date de la séparation administrative, actifs dans le mouvement wallon d’avant-guerre. Mais la majorité des militants wallons refusent de voir leurs idées compromises par une coopération avec l’envahisseur. Jules Destrée, pour sa part, traverse la guerre en accomplissant plusieurs missions politiques ou diplomatiques à l’étranger : Londres, l’Italie, Saint-Pétersbourg puis le Japon. Absent physiquement de Belgique, il y est néanmoins présent par l’instrumentalisation malveillante que l’occupant y fait de sa Lettre au Roi, largement diffusée pour soutenir la Flamenpolitik.

La vague de patriotisme sinon de nationalisme belge qui suivra la libération, couplée à l’odeur de soufre accompagnant désormais l’idée de séparation administrative, anesthésiera un temps le débat autour d’une réforme de l’État. L’Assemblée wallonne reprendra certes ses travaux mais elle sera bientôt perçue comme trop attentiste ou modérée par le courant fédéraliste qui, dès 1923, rompra avec elle. Jules Destrée sera le maître d’œuvre de cette scission. En 1938, lorsqu’un premier projet wallon de réforme fédéraliste à trois parviendra devant le Parlement, sans toutefois être pris en considération, l’auteur de la Lettre au Roi ne sera plus là pour y apporter son soutien. Mais, l’esprit de 1912 continuera pourtant de flotter dans l’air wallon…

Catherine Lanneau
Mai 2012

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Catherine Lanneau  enseigne l'histoire de la Belgique et de ses relations internationales. Elle est aussi titulaire du cours d'histoire de la Wallonie contemporaine. Ses principales recherches portent sur l’histoire du 20e siècle. Elle a co-organisé le colloque « Deux journées pour un centenaire » en avril dernier.

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