Du cristal au Christ : mêmes modèles

Depuis quelques années, des chercheurs appliquent à l'étude de phénomènes sociologiques des méthodes qui étaient jusque là strictement réservées à l'étude des phénomènes physiques naturels.   S'ils doivent tenir compte de différences importantes et intégrer des paramètres spécifiques, le fond de la démarche reste identique.

Ordre et désordre des particules

La physique statistique décrit des phénomènes macroscopiques à partir du comportement collectif d'entités microscopiques. Pour ce faire, elle utilise diverses techniques mathématiques, allant de la simulation numérique aux méthodes algébriques et analytiques. Tout réside dans le calcul des corrélations entre les fluctuations de caractéristiques microscopiques du système. La démarche consiste à rechercher les différentes phases possibles de ce système, ordonnées ou non, à partir de l'évolution d'un paramètre, dit ... d'ordre (!), en fonction des contraintes du milieu.

Par exemple, l'eau peut se trouver sous diverses formes relativement ordonnées --  gaz, liquide, solide -- en fonction des conditions de température et de pression. La caractéristique microscopique dans cet exemple est le dipôle électrique de la molécule d'eau.

De nombreux modèles ont été inventés par les physiciens, pour décrire ou prédire les phases (thermodynamiques) de diverses substances et des phénomènes qui les caractérisent. Il est intéressant de noter que les théories de L. Boltzmann (1844-1906) sur les effets de désordre et d'ordre des ensembles de "particules" composant un système matériel ont  pour origine les considérations d'A. Comte (1798-1857), sur les comportements d'individus en interaction dans une société.

De nombreux chercheurs en physique statistique s'intéressent particulièrement de nos jours aux processus d'évolutions de systèmes hors d'équilibre1.

Application aux sciences humaines

Récemment les physiciens statisticiens ont adapté des modèles et théories pour tenter de cerner des phénomènes, dépendant du temps, rencontrés dans nos sociétés. Cela a débouché sur de très importantes découvertes, ou prédictions. Ainsi, par exemple, on a vu naître une nouvelle branche scientifique : l'éconophysique, où l'étude de séries temporelles des marchés boursiers a conduit à de nouvelles techniques d'investissement.  Dans le même esprit, de nombreux travaux de physiciens statisticiens portent sur la compétition entre langues parlées, en fonction de diverses contraintes économiques, culturelles, ou géographiques.

La religion étudiée comme un phénomène physique naturel

christ

Aux yeux d'un physicien statisticien, la religion, tout comme la langue ou l'opinion politique, peut être considérée comme un "degré de liberté" conduisant à la définition de ''paramètre(s) d'ordre(s)'', pour décrire certains aspects d'une société : Les religions, au sens large, sont des sources de processus sociaux, y compris de conflits, justifiés ou non ; il y a de la compétition entre certaines croyances, par prosélytisme doux ou violent, qui peut conduire à des "conversions" ; le nombre d'adeptes d'une religion évolue au cours du temps ; certaines religions apparaissent à la suite de fluctuations endogènes ou exogènes, homogènes ou hétérogènes, ou disparaissent ...

On peut de toute évidence insister sur le fait que des contraintes, dits  "champs  extérieurs'' en physique, jouent un rôle très important sur les évolutions religieuses. Pour le physicien statisticien, ceci conduit à considérer des problèmes de symétrie, très importants dans l'organisation de ses études habituelles au laboratoire: un champ extérieur, p.ex. l'inquisition, s'applique à un individu (symétrie impaire), une conversion par prosélytisme doux entre deux individus correspond à une symétrie paire. Hors la description des « énergies » d'un système tient fondamentalement compte de ces parités. Un système physique s'étudie en termes du nombre d'entités dans  un « amas », dans une communauté, mais aussi en fonction du nombre de liens entre entités, leur connectivité.

Des différences notables

Certains comportements d'entités « microscopiques » sont quasiment inconnus en laboratoire. C'est le cas, par exemple, du possible changement d'opinion religieuse (ou d'opinion politique, c'est le même raisonnement) d'un individu qui décide de se convertir à (ou rester dans) une religion X parce qu'il n'apprécie pas les comportements ou arguments de deux individus appartenant à des religions Y et Z et interagissant entre eux. Ceci oblige le chercheur à considérer de nouveaux termes (d'interactions) dans  ses équations habituelles. Le « statut social perçu » d'une religion (ou opinion) est aussi très difficilement introduit  dans les équations habituelles, sauf par des paramètres  caractéristiques nouveaux.

Les échelles de temps liées aux religions sont très différentes de celles qu'on rencontre dans l'étude de l'évolution des langues ou d'autres phénomènes sociologiques. Il est plus facile, en effet, de se convertir religieusement que de changer de langue. Les  créations de religions, à partir de sectes ou d'hérésies, sont aussi plus rapides que la stabilisation d'une langue. Ces différentes échelles de temps sont fascinantes pour le physicien, mais problématiques : quelle est la validité des données numériques disponibles concernant le nombre d'adeptes à un certain moment ? De quelles religions parle-t-on ? Jusqu'où faut-il agglomérer ou discriminer ?  Nous avons d'ailleurs observé que la courbe décrivant la fraction d'adhérents est statistiquement anormale; les « grosses » religions assimilant des adhérents, « mous », alors que les « petites » s'en inventent ou s'en récusent.

Ce qui est certain c'est que nous avons montré que les grosses religions évoluent d'abord par un processus d'adhésion (naturelle), c-à-d.que l'individu reçoit sa religion, en général, de sa mère.

P1030902b

La description de l'évolution de ces adhérents peut cependant être vue à deux niveaux. Soit, comme J. Hayward (Université de Glamoran) et dans nos premiers travaux, on moyenne tous les effets extérieurs pour se concentrer sur l'évolution d'une religion. On constate alors que l'évolution est semblable à celle d'un cristal en croissance dans un laboratoire.  Soit comme dans des études plus récentes on observe et décrit des phénomènes de compétition, comme dans les phénomènes d'expansion d'une épidémie, avec vaccination ou non, ou comme dans des partages de marchés économiques, avec des agents vendant le produit ou préférant insister sur le service après vente. Il faut d'ailleurs noter comme A. Roach (Université de Glasgow) qu'il n'est pas toujours utile de sévir (conduire au bûcher des hérétiques) ; l' épidémie (!) au lieu de s'arrêter se propage alors.

Finalement, insistons sur le fait que toute société peut être décrite par un réseau d'agents en interaction. Le cas des religions, comme des langues, est que l'individu est caractérisé par une variable d'intensité dans sa participation ou adhésion, en contraste avec les  nombreux systèmes physiques décrits par des réseaux où souvent les entités décrites par des variables n'autorisent que des valeurs en nombre limité.  De plus, les liens de ces réseaux de nature sociologique sont souvent directionnels, et pondérés. Nous avons ainsi examiné récemment les caractéristiques structurelles de deux sous-réseaux, les pro- « intelligent design » et les défenseurs des idées de l'évolution à la Darwin. Ainsi comme en physique statistique classique nous avons relié des mesures locales à des observations globales. Dans ce dernier cas, il semble clair que les adhérents sont dans des « puits de potentiel profonds » séparés par des barrières énormes, et qu'il y a peu de changements d'états possibles !

Marcel Ausloos
Août 2009

crayon

Marcel Ausloos enseigne la physique statistique appliquée aux matériaux, et dirige le centre SUPRATECS (Services universitaires pour la recherche et les applications technologiques de matériaux électro-céramiques, composites et supraconducteurs).


 

1 cf. prix Nobel de I. Prigogine en 1977, sur les structures dissipatives et les systèmes complexes