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Pratiques populaires, loin des dogmes et de la Raison

24 août 2009
Pratiques populaires, loin des dogmes et de la Raison

traditions

Dans notre société occidentale, l'opinion publique distingue généralement les pratiques ou croyances religieuses et celles relevant de la superstition, en accordant à cette dernière un caractère irrationnel et, le plus souvent, futile et peu respectable. La frontière entre ces deux champs culturels est pourtant ténue lorsqu'il s'agit d'étudier les pratiques religieuses dites « populaires », c'est-à-dire inscrites au sein de communautés qui, dans leurs modes de vie, intègrent des traditions orales et gestuelles, sans référence nécessaire à un enseignement dogmatique ou à la Raison.

 

En matière de religion, c'est-à-dire de relation de l'homme au sacré, Pierre Bourdieu dénonçait déjà, il y a plus de vingt ans, le discours intellectuel ethnocentriste qui considère comme négative toute « religion ritualiste à fortes connotations magiques », et accepte par contre sans disqualification toute « religion spiritualisée1 ». Pour tenter d'échapper à ce discours, j'aimerais évoquer ici les pratiques et croyances traditionnelles sous l'angle de leur patrimonialisation, soit en termes d'historicité, de transmission et d'évolution, et les justifier par les résultats pragmatiques qu'elles génèrent ou plus exactement que leurs acteurs pensent qu'elles génèrent. Même si les observations que je propose sont valables pour d'autres communautés culturelles, je focaliserai cette évocation sur la situation en Wallonie, terrain de mes recherches depuis plus de trente ans.

La patrimonialisation

Dans le courant du XXe siècle, plusieurs folkloristes ont accrédité l'hypothèse selon laquelle les plus anciens lieux de culte catholique de nos régions étaient liés à une récupération par le clergé d'espaces et de rituels gallo-romains d'origine celtique. Il est vrai que la christianisation de nos régions a nécessité plusieurs tentatives pour remplacer les cultes qualifiés de « païens »  -  aux IIIe et IVe siècles à l'initiative des Romains convertis, aux VIIe et VIIIe siècles avec celles des prédicateurs anglo-saxons et des dynasties mérovingiennes, et enfin, à la charnière des XIIe et XIIIe siècles, avec l'établissement des grandes abbayes.  Cependant, rien ne prouve historiquement que des éléments celtiques ont directement influencé les pratiques coutumières, esthétiques ou éthiques de nos populations. Contrairement à ce qu'affirment ces folkloristes, tout oratoire wallon abrité de quelques arbres et situé sur un promontoire, par exemple, n'est pas nécessairement un sanctuaire celtique christianisé au haut Moyen Âge. Les historiens ont montré que la plupart des chapelles dressées auprès d'une source ou d'un arbre à vertus thérapeutiques sont bien moins anciennes que les pratiques associées aux éléments naturels présents2.  En fait, d'essence immatérielle, ces pratiques n'ont pas besoin d'historicité confirmée par l'écrit ou l'archéologie, elles appartiennent à la mémoire orale et gestuelle de ceux qui les transmettent de génération en génération et il est vain de vouloir les inscrire à tout prix dans une chronologie.

Quand l'observation d'une coïncidence se répète, la tentation est grande de la définir comme règle. La modélisation des données météorologiques a ainsi donné naissance aux dictons, celle des bienfaits de l'usage de plantes, d'eaux thermales, de produits d'origine animale, etc., à des recettes ou des remèdes.  Dans un espace de temps plus large, le même type de perception de la répétition pourra engendrer des croyances et des pratiques partagées par une vaste communauté.

 
ducasse d'ath
 

Les habitants d'Ath attribuent à un rituel, anodin en apparence, la détermination de l'avenir de la ville : lors de la Ducasse, le jeune garçon qui incarne David dans le jeu-parti représentant son combat avec Gouyasse (Goliath) doit réussir à lancer une balle dans le trou de vision du porteur du géant ; sa dextérité sera gage de bonheur pour un an.  Le combat est attesté depuis le Moyen Âge, le lancer de la balle est plus récent, quant à la croyance liée à ce geste, nul ne sait quand elle est née, sans doute bien après que le combat de David et Goliath ait été sorti de la procession religieuse, au début du XIXe siècle.

Photo Fr. Lempereur, août 2006

 

En fait, de nombreuses formules ou pratiques propitiatoires ou divinatoires se sont transmises oralement et gestuellement, sans que nous puissions les dater ou en déterminer l'origine. Celles que nous connaissons de nos jours sont, pour la plupart, des déformations d'éléments anciens mal compris ou volontairement modifiés pour répondre à une situation pragmatique. Leur caractère irrationnel et empirique reflète une Église partagée, sous l'Ancien Régime, entre une population chrétienne majoritairement illettrée et un clergé, séculier ou régulier, instruit, voire érudit, conscient du fossé qui séparait les dogmes et les attentes religieuses de leurs ouailles.

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et parfois bien après dans certaines régions, les prédicateurs choisirent donc d'enseigner la révélation biblique grâce des références, des images ou des artefacts susceptibles d'être appréhendés de façon immédiate par l'ensemble du peuple. De la décoration des lieux de culte, remplis de démons, d'anges et de saints, aux représentations publiques des scènes de la naissance ou de la passion du Christ, en passant par les récits hagiographiques, la religion fit alors davantage appel aux sens qu'à l'esprit. Les pratiques et les croyances traditionnelles actuelles en sont les héritières directes.



 

1 Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987, pp. 178 sq.
2 Voir notamment Yves Bastin, « Les arbres germes de tradition » dans Benjamin Stassen, Géants au pied d'argile, Namur, Ministère de la région wallonne, 1993, pp. 21-56.

 

Quelques exemples de pratiques et de croyances traditionnelles

sainte Claire

 

Michel Natalis (1610-1668), Sainte Claire,
estampe  © Collections artistiques de l'ULg

 

Pour obtenir du beau temps lors d'un mariage ou d'une fête, une coutume répandue dans toute la Belgique veut que l'organisateur offre des œufs « à sainte Claire » ou plus exactement à un monastère de clarisses. La même tradition existe aux Pays-Bas, où l'on offre plutôt des saucissons. Pour comprendre cette étrange coutume, encore vivace en ce XXIe siècle, il y a lieu sans doute de rapprocher le nom de la sainte et la clarté souhaitée du ciel.

Moins connu, le rôle météorologique de saint Joseph est attesté aussi bien dans le sud de la province de Namur, qu'en région liégeoise. Le principe est simple : celui qui souhaite du beau temps prend une statue du saint – souvent le santon du père de Jésus placé à Noël dans la crèche –, et la place dans le jardin ou dans la gouttière, le temps que dure la manifestation3 ; ainsi, s'il pleut, le saint sera directement sanctionné.

 

ex voto

La menace de sanction dirigée à l'encontre d'un saint peut se traduire par sa « mise en pénitence » : je citerai le cas de saint Antoine de Padoue dont on retourne la statue face au mur jusqu'au retour d'un objet perdu. Pour se prémunir de toute perte, mieux vaut porter sur soi une minuscule représentation du saint, figurine qu'il y a lieu d'injurier si, malgré cela, l'on constate une perte : « Saint Antoine, vieux grigou, vieux filou, rendez-moi ce qui n'est pas à vous ». Précisons que, hormis cette familiarité peu conforme aux prescriptions religieuses, saint Antoine reste un des saints les plus vénérés en Wallonie, notamment en son sanctuaire de Harre (Manhay), qui ressortit à la religion officielle et ne mériterait pas notre attention dans cet article s'il n'était un témoignage notable du besoin inexpugnable qu'éprouvent les pèlerins de concrétiser leurs prières par l'allumage de bougies, le dépôt de fleurs et d'ex-voto, actuellement essentiellement sous forme de photos. (photo  Fr. Lempereur, été 2004)

Des photos, on en trouve aussi, avec des mouchoirs, de la lingerie, des pansements et même... des vignettes de mutuelle, sur ce qu'il est d'usage d'appeler des « arbres à loques », arbres-fétiches auxquels les croyants les attachent. Alors que l'« arbre à clous », où le mal est cloué avec un clou « chargé » au contact de la plaie ou de l'affection, est toujours considéré comme arbre guérisseur – par transfert  –, l'« arbre à loques » peut n'être qu'un support d'ex-voto ; il est généralement associé, de nos jours, à une chapelle dont il convient de faire trois fois le tour en priant. Quelques arbres de ce type sont encore régulièrement visités, en Hainaut, alors que les « arbres à clous » wallons, surtout localisés en province de Liège (33 arbres sur les 53 recensés en Belgique) sont généralement désaffectés ; en 2003, seuls quatre d'entre eux portaient des clous récents. 

 

arbre à croix

  saint thibaut

 
 
À la source de saint Thibaut à Montaigu, sur les hauteurs de Marcourt (province de Luxembourg), un vieux frêne, sert de support aux ex-voto en forme de croix, confectionnés sur place, au moyen de deux bouts de bois et d'un brin d'herbe, par les pèlerins venus y puiser de l'eau (carte postale de 1903). Bien que l'arbre ait été abattu, le tronc continue encore aujourd'hui à être utilisé ainsi (Photo Fr. Lempereur, 1998).
 

 


 

Arbre à loques arbre à loques

À une dizaine de kilomètres de Lisieux (Calvados, France), le village du Pré d'Auge a conservé, au milieu d'un pâturage, la très ancienne fontaine de saint Meen, dont l'eau passe pour guérir les maladies de la peau. À ses côtés se dresse un « arbre à loques », chêne au tronc évidé qui abrite une petite statue du saint (invisible sur les photos) et sur lequel les pèlerins accrochent les mouchoirs utilisés pour nettoyer les plaies avec cette eau « miraculeuse » (photos Fr. Lempereur, août 2008).
 
 

 
 
3 Un témoignage de 2002 m'a appris que, durant les Journées du patrimoine, saint Joseph avait passé deux jours sous une feuille de rhubarbe et que, grâce à lui, une averse était venue mourir à l'entrée du village concerné, celui-ci étant resté sec les deux jours.

 

Cette constatation a été faite au terme d'une enquête de cinq ans essentiellement réalisée par mes étudiants et par le Musée En Piconrue de Bastogne4, enquête consacrée à tous les « guérisseurs  d'aujourd'hui » : hommes et femmes, saints, eaux, plantes, arbres, animaux et minéraux. Elle montre combien, en matière thérapeutique, les pratiques sont vivaces et les guérisseurs nombreux. Ainsi, 76% des trois cents « patients » ayant précisé la localisation de leur guérisseur, situaient celui-ci à moins de cinq kilomètres de leur domicile.

Lors de cette enquête, quasi chaque témoignage évoquait la foi, indispensable, envers le « médiateur » invoqué, seul gage de succès pour la démarche. Est-il besoin de souligner cependant que cette foi n'est pas nécessairement celle reconnue par l'Église et qu'elle s'apparente souvent davantage à la pensée magique ou magico-religieuse, comme d'ailleurs, les prières et remèdes utilisés ?

 

 chapelle lavacherie  cahier lavacherie

Sur les hauteurs de Lavacherie (entité de Sainte-Ode, province de Luxembourg), se dresse une chapelle de pierres brutes mentionnée pour la première fois en 1623. Elle abrite une statue de sainte Ode, surnommée « la Bonne Dame », que de nombreux pélerins viennent prier individuellement pour la guérison des affections ophtalmiques. Un cahier de remerciements témoigne du passage des fidèles (photos Fr. Lempereur, juillet 2008).

 

 

 
Puits de sainte renelde
Au puits Sainte-Renelde à Saintes (entité de Tubize, Brabant wallon), il est encore d'usage de puiser de l'eau afin de soigner diverses affections, plus particulièrement dermiques ou ophtalmiques (photos Fr. Lempereur, mai 2006. 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Sans compter qu'il n'est pas rare qu'un saint ne doive sa réputation de saint guérisseur ou de saint patron qu'à une anecdote ou un épisode de sa vita (saint Laurent martyrisé sur un gril, patron des cuisiniers et  guérisseur des brûlures), une légende (saint Hubert, patron des chasseurs,  prié pour la rage) ou même une homonymie (saint Roch patron des carriers). 

 

saint stamp
saint stamp
Qui se cache derrière cet énigmatique saint Stamp', vénéré chaque automne à Anhée (province de Namur) pour les maux de jambes et les retards manifestés par les jeunes enfants à se mettre debout (si stamper en wallon) ? La tradition orale a gommé, au fil des siècles, la véritable identité du saint (photos Fr. Lempereur, septembre 2008).  

 

 
bénédiction huile
  

Position de l'Église

La position du Vatican face aux pratiques coutumières non institutionnalisées a été précisée en 2002 dans une publication intitulée Directoire sur la piété populaire et la liturgie. Elle réglemente le port de médailles, la vénération des reliques et des images, le recours aux anges et aux démons, etc., par rapport aux célébrations officielles. Elle ne peut cependant empêcher la pression de communautés paroissiales qui parfois obligent le clergé à cautionner par sa présence des pratiques patrimoniales qu'il considère d'un autre temps.

Chaque année, aux alentours du 25 novembre, à l'église sainte-Catherine de Forêt-village (entité de Trooz, province de Liège), le prêtre bénit l'huile que les fidèles emporteront chez eux pour soigner les brûlures. (À gauche : photo Marc Lamboray, novembre 1999).

Autre exemple, en l'église de Pepinster, se déroule chaque année, le jour de la Sainte-Apolline, une bénédiction de gaufres censées protéger des maux de dents. Ces gaufres à la cannelle sont fabriquées par les boulangers locaux et achetées par les paroissiens qui les emmènent à l'église pour les faire bénir par le prêtre. De par son attachement à l'esprit identitaire d'un tel rituel, celui-ci ne pourrait pas refuser cette bénédiction. Jusqu'ici d'ailleurs, à ma connaissance du moins, il n'y a eu qu'un seul cas de refus de participation du clergé. Il s'agissait d'une procession destinée à vénérer l'eau d'une source.

 

 

Françoise Lempereur
Août 2009

 

crayon

Françoise Lempereur a soutenu une thèse de doctorat sur la transmission du patrimoine immatériel, matière qu'elle enseigne aux étudiants de master en Histoire de l'art et en Communication de l'ULg

 



4 Guérisseurs d'hier et aujourd'hui, ouvrage collectif sous la dir. de Françoise Lempereur et André Neuberg, Bastogne,  Musée En Piconrue, 2003, 334 pp.


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