Pratiques populaires, loin des dogmes et de la Raison

traditions

Dans notre société occidentale, l'opinion publique distingue généralement les pratiques ou croyances religieuses et celles relevant de la superstition, en accordant à cette dernière un caractère irrationnel et, le plus souvent, futile et peu respectable. La frontière entre ces deux champs culturels est pourtant ténue lorsqu'il s'agit d'étudier les pratiques religieuses dites « populaires », c'est-à-dire inscrites au sein de communautés qui, dans leurs modes de vie, intègrent des traditions orales et gestuelles, sans référence nécessaire à un enseignement dogmatique ou à la Raison.

 

En matière de religion, c'est-à-dire de relation de l'homme au sacré, Pierre Bourdieu dénonçait déjà, il y a plus de vingt ans, le discours intellectuel ethnocentriste qui considère comme négative toute « religion ritualiste à fortes connotations magiques », et accepte par contre sans disqualification toute « religion spiritualisée1 ». Pour tenter d'échapper à ce discours, j'aimerais évoquer ici les pratiques et croyances traditionnelles sous l'angle de leur patrimonialisation, soit en termes d'historicité, de transmission et d'évolution, et les justifier par les résultats pragmatiques qu'elles génèrent ou plus exactement que leurs acteurs pensent qu'elles génèrent. Même si les observations que je propose sont valables pour d'autres communautés culturelles, je focaliserai cette évocation sur la situation en Wallonie, terrain de mes recherches depuis plus de trente ans.

La patrimonialisation

Dans le courant du XXe siècle, plusieurs folkloristes ont accrédité l'hypothèse selon laquelle les plus anciens lieux de culte catholique de nos régions étaient liés à une récupération par le clergé d'espaces et de rituels gallo-romains d'origine celtique. Il est vrai que la christianisation de nos régions a nécessité plusieurs tentatives pour remplacer les cultes qualifiés de « païens »  -  aux IIIe et IVe siècles à l'initiative des Romains convertis, aux VIIe et VIIIe siècles avec celles des prédicateurs anglo-saxons et des dynasties mérovingiennes, et enfin, à la charnière des XIIe et XIIIe siècles, avec l'établissement des grandes abbayes.  Cependant, rien ne prouve historiquement que des éléments celtiques ont directement influencé les pratiques coutumières, esthétiques ou éthiques de nos populations. Contrairement à ce qu'affirment ces folkloristes, tout oratoire wallon abrité de quelques arbres et situé sur un promontoire, par exemple, n'est pas nécessairement un sanctuaire celtique christianisé au haut Moyen Âge. Les historiens ont montré que la plupart des chapelles dressées auprès d'une source ou d'un arbre à vertus thérapeutiques sont bien moins anciennes que les pratiques associées aux éléments naturels présents2.  En fait, d'essence immatérielle, ces pratiques n'ont pas besoin d'historicité confirmée par l'écrit ou l'archéologie, elles appartiennent à la mémoire orale et gestuelle de ceux qui les transmettent de génération en génération et il est vain de vouloir les inscrire à tout prix dans une chronologie.

Quand l'observation d'une coïncidence se répète, la tentation est grande de la définir comme règle. La modélisation des données météorologiques a ainsi donné naissance aux dictons, celle des bienfaits de l'usage de plantes, d'eaux thermales, de produits d'origine animale, etc., à des recettes ou des remèdes.  Dans un espace de temps plus large, le même type de perception de la répétition pourra engendrer des croyances et des pratiques partagées par une vaste communauté.

 
ducasse d'ath
 

Les habitants d'Ath attribuent à un rituel, anodin en apparence, la détermination de l'avenir de la ville : lors de la Ducasse, le jeune garçon qui incarne David dans le jeu-parti représentant son combat avec Gouyasse (Goliath) doit réussir à lancer une balle dans le trou de vision du porteur du géant ; sa dextérité sera gage de bonheur pour un an.  Le combat est attesté depuis le Moyen Âge, le lancer de la balle est plus récent, quant à la croyance liée à ce geste, nul ne sait quand elle est née, sans doute bien après que le combat de David et Goliath ait été sorti de la procession religieuse, au début du XIXe siècle.

Photo Fr. Lempereur, août 2006

 

En fait, de nombreuses formules ou pratiques propitiatoires ou divinatoires se sont transmises oralement et gestuellement, sans que nous puissions les dater ou en déterminer l'origine. Celles que nous connaissons de nos jours sont, pour la plupart, des déformations d'éléments anciens mal compris ou volontairement modifiés pour répondre à une situation pragmatique. Leur caractère irrationnel et empirique reflète une Église partagée, sous l'Ancien Régime, entre une population chrétienne majoritairement illettrée et un clergé, séculier ou régulier, instruit, voire érudit, conscient du fossé qui séparait les dogmes et les attentes religieuses de leurs ouailles.

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et parfois bien après dans certaines régions, les prédicateurs choisirent donc d'enseigner la révélation biblique grâce des références, des images ou des artefacts susceptibles d'être appréhendés de façon immédiate par l'ensemble du peuple. De la décoration des lieux de culte, remplis de démons, d'anges et de saints, aux représentations publiques des scènes de la naissance ou de la passion du Christ, en passant par les récits hagiographiques, la religion fit alors davantage appel aux sens qu'à l'esprit. Les pratiques et les croyances traditionnelles actuelles en sont les héritières directes.



 

1 Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987, pp. 178 sq.
2 Voir notamment Yves Bastin, « Les arbres germes de tradition » dans Benjamin Stassen, Géants au pied d'argile, Namur, Ministère de la région wallonne, 1993, pp. 21-56.

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