Science et religion : un problème peut en cacher un autre

Depuis toujours sciences et religion ne font pas bon ménage. Le procès de Galilée fournit des pistes de réflexion  pour expliquer ces conflits parfois extrêmement violents.

Depuis que les créationnistes remettent en cause l'évolution des espèces, le problème des rapports entre science et religion est revenu à la mode. En réalité, il est vieux comme l'ennui. Du procès d'impiété d'Anaxagore (Ve s. avant J.C.) au procès dit « du singe » aux États-Unis (XXe s.), l'histoire des sciences est pleine de conflits, souvent très durs, où les mauvais perdants recourent à la force. Ces conflits sont d'autant plus surprenants que la démarche scientifique et la démarche religieuse n'ont ni le même objet, ni la même méthode.

La science a pour objet la nature, dont l'homme fait partie. Au prix de grands efforts et de beaucoup de temps, elle s'est dotée d'une méthode très sûre, la méthode expérimentale, grâce à laquelle elle arrache peu à peu des lambeaux de vérité à la complexité du monde. Elle peut se tromper, elle peut devenir folle (la Deutsche Physik des nazis, la biologie de Lyssenko), mais elle progresse et la vérité est devant elle. Le plus mauvais étudiant de première année en sait plus que le plus grand savant du siècle de Louis XIV.

La religion a pour objet le divin et les rapports de l'homme avec le divin. Comme l'écrit Galilée à Christine de Lorraine, « l'Écriture sainte ne dit pas comment marche le ciel, mais comment on y va ». Le divin n'est pas connu par expérimentation, mais par révélation. Il faut d'abord croire à cette révélation et ensuite l'expliciter, ce qui est l'objet de l'exégèse. La vérité de la religion, si elle existe, est derrière elle. Depuis l'Antiquité, les exégètes pensent que si les textes sacrés sont inspirés de la divinité, ceux qui les ont mis par écrit ont utilisé les mots et les images de leur temps. Le problème est donc de départager ce qui appartient à la révélation, présumée intemporelle, et ce qui appartient à ceux qui l'ont consignée. C'est un principe général en exégèse qu'on peut s'écarter du sens littéral des textes lorsqu'il est manifestement contredit par les faits. Aujourd'hui, les faits d'expérience démontrent que le darwinisme est « plus qu'une hypothèse » et l'Église catholique romaine l'a admis. Il n'en allait pas de même pour héliocentrisme du temps de Galilée. Ceux qui ont regardé dans sa lunette m'ont assuré qu'on ne voyait pas grand chose.

Galileo before the Holy Office
 Galilée face au tribunal de l'Inquisition catholique romain par Joseph-Nicolas Robert-Fleury
 
Il en résulte que la religion s'occupe de choses dont la science n'a pas à connaître, et réciproquement. Cela n'exclut pas qu'une attitude religieuse ait pu susciter chez certains penseurs des intuitions scientifiques, comme l'image d'un Dieu géomètre chez Kepler. Mais alors, comment expliquer les conflits ? L'affaire Galilée fournit deux pistes de réflexion.

La première est la solidarité, qui n'est pas obligatoire, entre la religion et les systèmes philosophiques. Au XIIIe siècle, l'aristotélisme introduit par les traductions arabo-latines entre en conflit avec le platonisme hérité de Saint Augustin. L'Église condamne le plus brillant de ses docteurs, Saint Thomas d'Aquin. Au XVIIe siècle, il n'y a pas que le procès de Galilée. Il y a une trentaine de procès d'inquisition dont sont victimes des esprits aussi distingués et aussi divers que Giordano Bruno, Marc-Antoine de Dominis, Giulio Cesare Vanini ou Jean-Baptiste Van Helmont. Paracelsiens, averroïstes ou atomistes, ils ont en commun d'attaquer Aristote, et on a supposé à bon droit que le crime de Galilée était de nier par son atomisme les formes substantielles d'Aristote, justification philosophique de l'Eucharistie.

La seconde est le contexte sociopolitique. L'aristotélisme a fondé la sainte alliance de l'Église et de l'Université. Attaquer Aristote, c'était attaquer l'Université, ses maîtres et leurs privilèges. Les apologistes du temps de Galilée (Garasse, Mersenne, Froidmont) ont eu la conviction d'une conspiration générale, à l'époque où se déchaînait la Guerre de Trente Ans et où on brûlait les sorcières dans les villages. De même, on n'a pas assez remarqué qu'au XIXe siècle, le développement du darwinisme a coïncidé avec celui de la philologie orientale, qui rapprochait la Bible des tablettes cunéiformes, et avec celui de la physiologie expérimentale, qui chassait la mythique « force vitale » de ses derniers retranchements, tandis que le pape perdait son pouvoir temporel avec la prise des États Pontificaux par Garibaldi. En science comme ailleurs, la peur est mauvaise conseillère.

Cette grille d'analyse permettrait d'explorer un autre champ de bataille bien plus périlleux, celui de l'éthique. Lorsqu'elle travaille sur le vivant, et surtout sur l'homme, la science soulève des problèmes éthiques dans ses méthodes et ses applications. La science ne peut se réguler elle-même. La régulation doit venir d'ailleurs. Les religions y prétendent. Mais la vision du vivant qu'elles véhiculent est bien vieillie : c'est celle d'Hippocrate et de Galien. La solidarité du religieux avec des systèmes dépassés et les enjeux de pouvoir sont bien présents. Il serait bien intéressant à cet égard de mettre en rapport les choix bioéthiques des différents pays d'Europe et leur paysage politique.

Bref, au lieu d'étudier les rapports entre science et religion, on ferait mieux d'étudier les rapports entre science, politique et société. On comprendrait ainsi pourquoi le créationnisme se développe aux États-Unis et dans les pays islamiques, qui cherchent face aux crises une sécurité trompeuse dans le sommeil de la raison critique.

 

Robert Halleux
Août 2009

 

crayon

Robert Halleux  est directeur de recherches du FNRS à l'ULg et Membre de l'Institut de France. Il dirige le Centre d'Histoire des Sciences et Techniques.

 


 
Intervenant ici dans une question sensible, l'auteur estime honnête de préciser au départ son profil philosophique de catholique pratiquant et de militant communiste.