Philosophie, religion et spiritualité

Descartes

Descartes

Comme d'ordinaire dans ce genre de procès fait aux « Modernes », Descartes se trouve au premier rang des accusés. Avec le Discours de la méthode, il semble bien, en effet, que le sujet n'ait plus besoin de se modifier soi-même pour accéder à la vérité, puisque n'importe quel sujet, du simple fait qu'il existe comme sujet, est capable de voir ce qui est évident et, à partir de là, de raisonner méthodiquement. La première phrase du Discours le proclame d'entrée : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». En d'autres termes, l'évidence est substituée à l'ascèse. On aurait ainsi, dès le XVIIe siècle, la matrice intellectuelle d'une civilisation tournée vers l'efficacité et la productivité, et oublieuse des conditions spirituelles du bonheur et de la sagesse.

Cette vision de la modernité est réductrice. Elle manque la tentative faite par toute une veine de la culture moderne pour développer son propre mode de spiritualité.

D'abord, il faut souligner que Descartes lui-même ne tourne pas le dos à tout travail ascétique sur soi. On peut même soutenir que les Méditations métaphysiques relèvent authentiquement de l'exercice spirituel dont Descartes, ancien élève des Jésuites, aurait emprunté le modèle à Saint Ignace de Loyola. Dans les Méditations, la philosophie se révèle être pour Descartes l'expérience d'une retraite du monde (qui culmine dans le doute hyperbolique) permettant de revenir ensuite vers ce monde avec un regard renouvelé. Cheminement dont la structure est typiquement spirituelle.

En marge du modèle « cartésien » de l'évidence, on voit ensuite se développer, dès les débuts de l'ère moderne, des philosophies résolument  « matérialistes », mais dont le but est pourtant de dégager la voie à une authentique expérience spirituelle. Le cas le plus manifeste est celui de Spinoza. Chez lui, l'accès à la vérité passe par une série de modifications existentielles (les trois « genres de connaissance ») dont le sommet est une énigmatique « béatitude ». Cette exigence spirituelle est également présente dans les philosophies de Hegel, de Schopenhauer, ou encore de Nietzsche qui, dans le « Prologue » d'Ainsi parlait Zarathoustra, décrit « les métamorphoses de l'esprit » - l'esprit est le chameau qui porte les fardeaux de la morale, puis le lion qui renverse et brise les idoles, puis enfin l'enfant qui danse et qui crée.

Marxisme et psychanalyse

Allons plus loin : il est tout de même révélateur que les deux courants de pensée modernes les plus radicaux dans la voie du « matérialisme », les plus critiques aussi par rapport à la religion, sont aussi ceux qui ont été le plus loin dans l'exploration d'une nouvelle forme de vérité et d'une modification de l'être du sujet : le  marxisme et la psychanalyse.

Car quel est le but de la psychanalyse, sinon de libérer le sujet en modifiant, à travers l'analyse, l'économie des rapports inconscients qui font son être même ? Il y a une visée proprement éthique de la psychanalyse, dont Lacan (plus que Freud lui-même) a été le promoteur littéralement ésotérique. Et l'objectif de la « révolution » communiste n'est-il pas de créer un « homme nouveau », de changer l'homme aliéné dans son triple rapport aux choses, aux autres et à soi-même - et cela en accédant à une certaine vérité « pratique » de la société et du monde ? Je suis certain que l'engouement et la fascination pour le marxisme et la psychanalyse au XXe siècle sont dus, non pas tant à leur valeur théorique et scientifique (hautement discutables), qu'à la dimension spirituelle dont ils sont porteurs.

Mais l'originalité des spiritualités marxiste et freudienne par rapport aux spiritualités antérieures, c'est bien sûr de conditionner la modification de soi et l'accès à la vérité à une certaine transformation de la société dans son ensemble. C'est évident chez Marx, mais perceptible aussi chez Freud, à travers les nombreux textes qu'il a consacrés à la culture. En d'autres termes, c'est la pratique politique qui est le siège de la spiritualité moderne. L'avènement de la modernité n'a pas liquidé la spiritualité, mais en a transféré l'exercice de la vita contemplativa à la vita activa.

 

Édouard Delruelle
Août 2009

 

crayon

Édouard Delruelle enseigne la philosophie moral et politique à l'Université de Liège. Il est par ailleurs directeur adjoint du Centre d'Égalité des Chances.

Page : précédente 1 2