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L'alimentation et le sacré : identité religieuse et cohésion sociale

24 août 2009
L'alimentation et le sacré : identité religieuse et cohésion sociale

Famille repas

Les repas sont des moments importants dans la vie d'un groupe. On y ritualise les liens sociaux entre individus, tout comme les liens qu'ils entretiennent avec leurs divinités. Assister à un banquet d'une autre religion ou adopter des coutumes culinaires étrangères, c'est porter atteinte à la cohésion de sa propre communauté. Ainsi, les trois religions monothéistes ont développé un ensemble de règles alimentaires bien précises destinées à maintenir la cohésion du groupe  de ses adhérents et à le distinguer des autres. Bien sûr, ces règles ne suffisent pas à définir une cuisine communautaire. Bien d'autres critères doivent être pris en compte.

Chez les juifs

Dans la religion juive, comme dans toutes les autres, l'alimentation est l'un des principaux critères de distinction vis-à-vis de l'autre. L'observance du code culinaire renforce les liens qui unissent les juifs tout en maintenant le pacte scellé avec Dieu. Sa désobéissance reviendrait à rompre ce pacte et à se désolidariser de son groupe. D'où le soin particulier des pratiquants à observer les règles alimentaires énoncées dans la Tora.

Ces dernières reposent sur un principe fondamental : on ne contrarie pas la volonté divine. Dans la Genèse, Dieu crée les animaux en fonction de leur lieu d'habitat : la terre, l'eau et l'air. Chaque animal est ainsi pourvu de membres particuliers qui lui permettent de se mouvoir dans son milieu naturel : les pattes sur la terre, les nageoires dans l'eau et les ailes dans l'air. Tout animal ne répondant pas à ce premier critère est considéré comme impur, car hybride1. Il porte la marque du mal et ne peut donc être consommé.

Le régime alimentaire des animaux doit, lui aussi, répondre aux exigences divines. Les animaux terrestres sont herbivores, car Dieu leur a donné de l'herbe à manger. Les carnivores, qui ne font pas partie des plans de la création, sont impurs et portent la marque du mal, d'où leur interdiction. Afin de reconnaître facilement les herbivores, qu'ils soient domestiques ou sauvages, les juifs ont élaboré des critères qui ne laissent planer aucun doute sur leur nature. Les pattes de l'animal doivent se terminer par un sabot fendu, les carnivores possédant des griffes. Ce premier critère, néanmoins, est imparfait. En effet, il admet le cochon, qui a l'ongle fendu et qui est à la fois herbivore et carnivore, donc hybride et par conséquent impur. Il faut un critère supplémentaire : l'animal doit être ruminant, car tout ruminant est herbivore. C'est donc parce que le cochon ne rumine pas qu'il est prohibé, et non pour une quelconque raison hygiénique, que nos contemporains ont trop souvent l'habitude d'avancer.

 

Alimentation juive

Une fois la sélection opérée sur les espèces animales, il faut s'assurer que chaque bête, à titre individuel, soit parfaitement intègre physiquement. Toute marque portant atteinte à la volonté divine est proscrite. Un animal consommé doit être parfait. Il ne peut en aucun cas être mutilé, donc castré. Le même principe est applicable aux végétaux, qui ne peuvent subir de transformation par rapport à la création. Ainsi, le vin, qui a connu une fermentation, est interdit aux prêtres avant l'office.

Enfin, la manière de tuer l'animal avant de le manger a une importante primordiale. Il doit être sacrifié et le sang, renfermant l'âme, doit obligatoirement revenir à Dieu. La viande est donc vidée de son sang, sans quoi l'homme empièterait sur le domaine de Dieu2.

 
 

La simple connaissance des lois alimentaires hébraïques ne permet évidemment pas de comprendre toute la cuisine juive. Si cette dernière respecte les impératifs bibliques, elle a également effectué des emprunts aux différentes cultures qu'elle a elle-même influencées. En fin de compte, les juifs ont élaboré une cuisine originale, distincte en bien des points des cuisines qu'elle a côtoyé, comme l'a démontré Ariel Toaff, spécialiste de l'histoire des juifs en Italie. Grâce aux documents laissés par l'Inquisition désireuse de déterminer les caractéristiques de la cuisine juive afin de démasquer les judaïsants, Toaff a pu déceler les spécificités de cette cuisine par rapport à la cuisine autochtone. Les cuisiniers juifs se distinguaient, en Europe, par la préparation de desserts à base d'œufs cuits avec du miel et aromatisés. Les potages à base de viande hachée, de fèves, de pois chiches, de haricots et d'œufs durs, cuisinés la veille du sabbat pour être consommés le lendemain, sont également spécifiquement juifs. Ils portent le nom de hamin et varient en fonction des régions. Les premiers livres de cuisine juifs ne datant que de la première moitié du XXe siècle, nous ne possédons pas d'autres sources pour connaître les spécificités de leurs préparations3.



1Par exemple : un crustacé à pattes alors qu'il est de l'élément de l'eau, une autruche à ailes alors qu'elle court, un serpent sans pattes alors qu'il appartient à l'élément de la terre, etc.
2 Jean Soler, Les raisons de la Bible : règles alimentaires hébraïques, Histoire de l'alimentation, dir. Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, Paris, Fayard, 1996, p. 73-84.
3 Ariel Toaff, « Manger à la juive » et « manger kascher », l'alimentation chez les juifs en Italie depuis la Renaissance, Histoire et identités alimentaires en Europe, dir. Martin Bruegel et Bruno Laurioux, Paris, Hachette, 2002.

 


Chez les chrétiens

Au regard des livres de recettes d'Europe occidentale du Moyen Âge et de l'Epoque Moderne, la plus évidente influence de la religion chrétienne sur les habitudes alimentaires est l'observation du jeûne à des époques bien déterminées. À partir du XVIe siècle, les recueils de recettes sont découpés en fonction des repas « gras » et des repas « maigres ». Pendant les jours d'abstinence, le chrétien doit éviter la viande et les produits d'origine animale. Nous décelons déjà, dans le jeûne et l'exclusion de certains aliments, une forte influence hébraïque.

La Bible et la pratique

Pourtant, dès son origine, le christianisme se distingue du judaïsme par l'abolition des règles alimentaires de la Tora4, afin de permettre l'évangélisation des non juifs qui s'effraieraient d'autant de contraintes culinaires. Le Nouveau Testament se contente de donner quelques conseils de conduite. La goinfrerie, la gourmandise et l'ivrognerie sont dénoncées dans l'Épître aux Galates. Les chrétiens vont donc marquer des victoires de l'esprit sur le corps en s'abstenant périodiquement de nourritures friandes. Il s'agit d'un retour aux pratiques juives dont le Nouveau Testament a dénoncé les excès. C'est ainsi qu'une série de règles alimentaires précises se sont instaurées au cours de l'Antiquité et du haut Moyen-Âge, dont un calendrier des jeûnes obligatoires et la liste des aliments à proscrire pendant ces périodes5.

poissons

Très vite, on a associé la viande au plaisir sexuel, lui-même incompatible avec le jeûne. La viande est donc logiquement proscrite pendant les jours d'abstinence6.  A contrario, le poisson, qui n'est pas censé éveiller la luxure, symbolise l'abstinence chrétienne7. L'interdit des laitages et les œufs, également considérés comme délectables et excitants, ne sera que diversement respecté en fonction des régions. Il est évident qu'on est plus réticent à se passer de beurre dans l'Europe septentrionale où il est abondamment consommé, qu'en bord de Méditerranée où l'huile d'olive l'emporte largement.

Les jours d'abstinence sont les quarante jours du carême, représentant le séjour de Jésus passé dans le désert8, les veilles des fêtes religieuses (les vigiles), les Quatre-Temps, c'est-à-dire les trois premiers jours des quatre saisons et tous les vendredis, restés traditionnellement jour de poisson dans la société moderne. En tout, le nombre de jours d'abstinence peut atteindre cent sur une année. Ce chiffre peut encore augmenter là où le mercredi et le samedi sont jeûnés, comme à Liège par exemple.

Recette maigre chrétienne :
Potage de brochet aux huîtres

La réalisation de cette recette nécessite la préparation d'un bouillon maigre :

1. La veille au soir, faites bouillir une casserole d'eau avec des gros pois secs, des carottes, des panais, du céleri, du choux, des poireaux, des navets, des oignons et quelques clous de girofle. Laisser mitonner doucement jusqu'au lendemain matin.

2. Le lendemain, retirer la casserole du feu et laisser reposer. Faites revenir des carottes coupées en deux, des panais et des oignons entiers dans une casserole et mouillez-les avec du bouillon de pois.

3. Transvaser les légumes avec leur bouillon dans une marmite. Allongez avec le reste du bouillon de pois. Faites frémir et ajoutez du céleri, du poireau, des racines de persil et une mignonnette. Vous pouvez y mettre des carcasses de poisson si vous en avez.

Ce bouillon est la base de tous les potages maigres.

Potage de brochet aux huîtres

1. Levez les filets de votre brochet. Faites le cuire dans une casserole avec quelques tranches d'oignons, du sel, du poivre et des clous de girofle. Quand il est cuit, coupez-le en morceaux.

2. Dans une casserole, faites revenir au beurre quelques tranches d'oignons et des carottes. Ajoutez le brochet et faites cuire à feu très doux. Mouillez de bouillon maigre et ajoutez de la farine roussie, du basilic et quelques tranches de citron. Laissez cuire doucement.

3. Quand c'est cuit, dégraissez bien le potage. Rectifiez l'assaisonnement et passez à l'étamine. Réservez.

4. Faites blanchir des huîtres et réservez-les dans une casserole avec un petit peu de bouillon.

5. Mettez des croûtes de pain dans une casserole. Mouillez avec du bouillon maigre et laisser mitonner.

6. Dressez les croûtes de pain dans un plat, garnissez les bords avec les huîtres et ajoutez le brochet. Versez le coulis par dessus et servez bien chaud.

 

 

Vincent la Chapelle, Le cuisinier moderne, qui apprend à donner toutes sortes de repas, en gras & en maigre, d'une manière plus délicate que ce qui en a été écrit jusqu'à présent, t. 4, 1742, p. 1, 2 (bouillon maigre), p. 13-15 (potage de brochet aux huîtres)
Cette recette, consacrée aux jours de jeûne, est particulièrement délicate. On voit bien que les gens qui en avaient les moyens s'accommodaient bien des règles.

Le jeûne est également observé pour faire pénitence. Les tribunaux ecclésiastiques l'imposent aux grands pêcheurs. Ainsi, pour avoir défloré sa jeune belle-sœur, Louis Kestelot est condamné en 1474 à faire pénitence tous les samedis pendant une année. L'Église instaure également des jeûnes collectifs quand survient une catastrophe naturelle afin d'attirer la miséricorde de Dieu9.

Au départ, pendant ces journées, les chrétiens s'abstiennent de toute nourriture jusqu'au coucher du soleil, comme les musulmans pendant le ramadan. À l'époque carolingienne, on avance l'heure de rupture de jeûne jusqu'à none, à savoir 3 heures de l'après-midi. Par après, les monastères reculent none jusque midi. D'où le mot anglais afternoon pour désigner l'après-midi10.

Bien sûr, le jeûne est diversement observé dans l'ensemble de la chrétienté. Tout d'abord, il existe des exemptions concernant les faibles et les malades. Ensuite, l'amateur invétéré de viande peut jouer sur l'ambiguïté de certains animaux pour contourner l'interdit. C'est le cas du castor qui soulage de nombreux chrétiens au Moyen Âge ou de la macreuse, oiseau palmipède dont une des plus fameuses recettes apparue à la fin du XVIIe siècle est à base de chocolat, et qui a suscité d'interminables débats de théologiens pour savoir s'il rompt ou non le jeûne.

Mais l'injustice la plus grande devant le jeûne est d'origine sociale. En parcourant les livres de cuisine d'Europe occidentale, on comprend rapidement que les chrétiens qui en ont les moyens se sont très bien accommodés des obligations du carême en élaborant une cuisine extrêmement raffinée à base des produits licites. C'est ainsi que s'est développée une véritable gastronomie du maigre particulièrement succulente, alors que les pauvres ont dû se contenter de hareng séché et de purée de pois.

Les autres interdits alimentaires développés par les premiers chrétiens sont clairement des survivances de pratiques judaïques, tels que la défense de manger des bêtes non saignées, qui subsiste chez les chrétiens occidentaux jusqu'au IXe siècle, probablement pour ne pas heurter les juifs convertis. Subsiste encore la prohibition des bêtes issues de sacrifices païens, dans le but de renforcer la cohésion de la communauté.

La défense de consommer certains aliments en tout temps apparaît au milieu du VIIIe siècle pour disparaître progressivement par après. Le lièvre, les corvidés, le castor et le cheval sont désormais prohibés, comme dans l'Ancien Testament. La cigogne, considérée comme vénéneuse, car consommatrice de serpents et de crapauds, est ajoutée à la liste. De ces interdits, c'est celui du cheval qui persiste le plus longtemps. Il faut attendre le XIXe siècle pour que la consommation de cette viande soit enfin admise. La cigogne apparaît régulièrement dans les menus de fête médiévaux et le lièvre devient rapidement un classique de la gastronomie, qu'il soit en civet ou en pâté.

 

 



4 Épître aux Romains, XIV, 14 : « Rien n'est par soi-même impur ».
5 Jean-Louis Flandrin, Alimentation et religion pendant le Haut Moyen Âge, Festins mérovingiens, dir. Alain Dierkens, Liliane Plouvier, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2008, p. 41, 42.
6 idem, p. 43.
7  Bruno Laurioux, Manger au Moyen Âge, Pratiques et discours alimentaires en Europe au XIVe et XVe siècle, Paris, 2002, p. 104
8 Le carême est apparu au IVe siècle.
idem, p. 103, 104.
10 idem, p. 105.

 

L'influence chrétienne sur l'alimentation

vigne

Le Nouveau Testament a aboli les interdits alimentaires et les chrétiens en ont conservé, nous venons de le voir. Le christianisme a également porté au pinacle deux des aliments les plus courants de la culture méditerranéenne, le pain et le vin. Éléments de la transsubstantiation, ils ont véritablement incarné le christianisme pendant tout le Moyen Âge jusqu'à l'Époque Moderne. Durant des siècles, les monastères ont été les plus grands producteurs de vin en occident et le pain est devenu la nourriture de base de tous les chrétiens. La viande, troisième élément du triptyque alimentaire européen, est un héritage germanique et se heurte à l'idéal végétarien religieux.

Si la Bible accorde beaucoup de libertés aux croyants par rapport à leur régime alimentaire, la culture chrétienne qui se développe à partir du IXe siècle a un impact sur les habitudes culinaires occidentales. Depuis cette époque, la société se divise en trois ordres, celui des oratores (prieurs), celui des bellatores (guerriers) et celui des laboratores (travailleurs). Cette distinction entre individus est voulue par Dieu. C'est ainsi que se multiplièrent au cours du Moyen Âge des lois somptuaires destinées à freiner la bourgeoisie dans son appropriation de modes de distinction de l'aristocratie. Le nombre de services permis pour un banquet ordinaire est ainsi limité. Les autorités ne parviendront tout de même jamais à faire observer ces lois.

L'ordre divin est également respecté dans la chaîne de l'être, qui relève autant du religieux que du sanitaire. Selon cette théorie, chaque animal appartient à l'un des trois éléments, l'eau, l'air et la terre. Cette classification, comme nous l'avons vu, se trouve déjà dans la Tora. Étant donné que les hommes appartiennent à trois ordres, nettement hiérarchisés, ils se nourriront d'aliments issus de l'un des trois éléments, également hiérarchisés. Les oiseaux, de l'élément de l'air, à savoir le plus élevé, car le plus proche du ciel, sont réservés aux aristocrates, issus eux aussi de l'ordre le plus élevé. Tout ce qui touche au terrestre, par contre, est dévolu au peuple. Cette classification correspond parfaitement aux préceptes de la médecine ancienne. En témoigne le porc, animal terrestre par excellence et à la chair grossière, difficile à digérer. Il ne convient pas à l'estomac délicat de l'aristocrate, mais bien au laboureur habitué aux lourds travaux. Selon ce principe, les légumes, attachés à la terre, occupent le bas de la hiérarchie alimentaire et nourrissent les paysans, tandis que les fruits, plus élevés dans le ciel, reviennent aux aristocrates.

Et pourtant, les faits ne confirment pas cette théorie, mise au point par Restoro d'Arezzo au XIIIe siècle. Il est vrai que les banquets médiévaux et modernes mettent à l'honneur les oiseaux qui symbolisent la supériorité des nobles. Néanmoins, dans le quotidien, la viande la plus courante en milieu seigneurial est le porc. Les pauvres, quant à eux, n'ont pas les moyens d'élever cet animal dont le seul usage est la boucherie11. Nous ne devons donc pas nous imaginer les seigneurs mangeant à longueur de repas des gibiers et des volailles. Ils consomment en majorité du porc et du bœuf. Les livres de cuisine, apparemment, se situent entre la théorie et réalité. Ils respectent une certaine hiérarchie en favorisant le veau et le bœuf par rapport au porc, ou en mettant certains fruits en évidence, comme l'amande et le citron. Par contre, ils font peu mention du gibier par rapport aux autres viandes et citent souvent les oignons et les racines, situés au plus bas de l'échelle de la création. La recherche du goût a toujours poussé les cuisiniers à transgresser les principes établis par les diététiciens et les ecclésiastiques. Ils finiront par s'en affranchir totalement à l'Époque contemporaine.

En fin de compte, si la Bible a aboli tous les interdits alimentaires de l'Ancien Testament, les chrétiens vont tout de même, pendant des siècles, respecter un ensemble de règles culinaires très strictes issues d'une culture imprégnée de religion.

Mauvais riche

Heinrich Aldegrever, Le mauvais riche à table, 1554. Estampe. © Collections artistiques de l'ULg

 

 

 




11 Frédérique Audoin-Rouzeau, L'alimentation carnée dans l'Occident antique, médiéval et moderne, Identités culturelles, sociales et régionales à travers le temps, Histoire et identités alimentaires en Europe, dir. Martin Bruegel et Bruno Laurioux, Paris, 2002, p. 90 et suiv.

Chez les musulmans

La cohésion sociale, une fois de plus, a guidé d'une manière décisive les musulmans dans l'élaboration de leurs règles alimentaires. Comme dans les autres religions du livre, le Coran proscrit de manger une bête dédiée aux idoles et de consommer du sang.

CoranCoran copié sur papier oriental par Muhammad Nûr al-Dîn al-Shamnawî, réalisé en Turquie en 1823,
Page de titre du Ms. 5002.Bibliothèque générale ULg - Département des manuscrits

L'Islam a également repris au judaïsme l'obligation d'une mise à mort rituelle de l'animal consommé, ainsi que le tabou alimentaire le plus important du monde musulman, à savoir le porc. Si l'interdit de l'alcool n'est pas toujours respecté à la lettre, celui du porc l'est bien davantage. Mohammed Hocine Benkheïra, spécialiste de l'alimentation dans l'Islam, en dévoile les raisons.

Chez les musulmans, comme dans les autres religions, l'individu doit s'affranchir de sa part d'animalité et quitter l'état sauvage pour gagner en civilité. Dans ce processus d'humanisation, le corps est associé à l'animalité. C'est lui qui tient l'homme prisonnier de ses propres appétits12. Cette infériorité du goût et du toucher se retrouve également chez les chrétiens.

Vu ce rapport établi entre l'homme et la bête, il n'est pas étonnant que les interdits alimentaires énumérés dans les hadîth13 et inspirés de la tradition rabbinique concernent tous les produits d'origine animale, tels que la viande, les abats, le lait, le fromage ou les œufs. Ce n'est donc plus l'aspect hybride de l'animal qui est mis en cause, comme chez les juifs, mais bien son aspect sauvage.

Or, pour les musulmans, c'est le porc qui s'éloigne le plus de tout ce qui fait l'humain. Consommer du porc, c'est perdre de son humanité et, du coup, mettre en péril la cohésion du groupe social.

Déjà dans le Coran, le porc est présenté comme une nourriture immonde. Par la suite, on l'a rangé parmi les carnassiers, c'est-à-dire les bêtes sauvages par excellence. C'est ainsi que depuis le IXe siècle, le cochon véhicule une image particulièrement négative du point de vue moral dans le monde musulman. Il représente le mal et la laideur.

Le tabou du porc est renforcé par le mécanisme d'identification vis-à-vis des mécréants, les chrétiens, mangeurs de cochons. Refuser de consommer cette viande, c'est aussi se différencier nettement des infidèles. Ainsi, la transgression de cet interdit alimentaire présente un danger multiple pour la perpétuation et la cohésion du groupe chez les musulmans.

Perméabilité entre les différentes cuisines

Les règles alimentaires religieuses ne régissent pas toute la cuisine. Les critères sociaux, culturels et géographiques occupent une place bien plus importante dans l'élaboration d'une cuisine communautaire. C'est pourquoi bien des mets, des produits ou des modes de préparation ont traversé les frontières, même entre pays de confessions différentes. S'il est vrai que l'Inquisition espagnole ou italienne a pourchassé les mangeurs de hamin, rien dans cette recette n'est prohibé chez les chrétiens. La cuisine est ainsi considérée comme une composante de l'identité culturelle d'un groupe religieux, un moyen de déceler la confession d'un individu ou de se différencier des pratiquants d'une autre religion. Mais, en général, les distinctions les plus visibles entre les cuisines identifiées aux différentes confessions sont  plus culturelles que religieuses. Un même plat peut donc voyager sans enfreindre aucune règle religieuse.

D'ailleurs, la cuisine fusion ne date pas d'aujourd'hui. De nombreux plats « bien de chez nous » ont  une origine lointaine, perse ou arabe... C'est le cas de l'escabèche, fierté hennuyère, du blanc-manger, incontournable entremets d'Europe occidentale du Moyen Âge au XIXe siècle, de nombreux desserts dont le massepain ou des pâtes, devenues indispensables à la cuisine italienne.

Les religions ont donc bel et bien un impact sur l'alimentation, soit au niveau de règles énoncées à partir des textes sacrés, soit par l'élaboration de codes sociaux d'inspiration religieuse. Les cuisines communautaires portent donc la marque de la religion du groupe, même si la plupart de leurs spécificités sont à chercher dans d'autres critères, géographiques, culturels ou médicaux. C'est pourquoi la plupart des recettes des pays des différentes religions sont parfaitement « cuisinables » dans toutes les confessions, pour autant que les aliments qui les composent ne soient pas clairement prohibés.


Pierre Leclercq
Août 2009

 


icone crayon
Pierre Leclercq est historien. Ses recherches concernent toute l'histoire de la gastronomie.
 
 


 

 


12 Mohammed Hocine Benkheïra, Tabou du porc et identité en Islam, Histoire et identités alimentaires en Europe, dir. Martin Bruegel et Bruno Laurioux, Paris, Hachette, 2002, p. 37, 38
13 Recueil des actes et paroles de Mahomet.


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