L'alimentation et le sacré : identité religieuse et cohésion sociale

Chez les musulmans

La cohésion sociale, une fois de plus, a guidé d'une manière décisive les musulmans dans l'élaboration de leurs règles alimentaires. Comme dans les autres religions du livre, le Coran proscrit de manger une bête dédiée aux idoles et de consommer du sang.

CoranCoran copié sur papier oriental par Muhammad Nûr al-Dîn al-Shamnawî, réalisé en Turquie en 1823,
Page de titre du Ms. 5002.Bibliothèque générale ULg - Département des manuscrits

L'Islam a également repris au judaïsme l'obligation d'une mise à mort rituelle de l'animal consommé, ainsi que le tabou alimentaire le plus important du monde musulman, à savoir le porc. Si l'interdit de l'alcool n'est pas toujours respecté à la lettre, celui du porc l'est bien davantage. Mohammed Hocine Benkheïra, spécialiste de l'alimentation dans l'Islam, en dévoile les raisons.

Chez les musulmans, comme dans les autres religions, l'individu doit s'affranchir de sa part d'animalité et quitter l'état sauvage pour gagner en civilité. Dans ce processus d'humanisation, le corps est associé à l'animalité. C'est lui qui tient l'homme prisonnier de ses propres appétits12. Cette infériorité du goût et du toucher se retrouve également chez les chrétiens.

Vu ce rapport établi entre l'homme et la bête, il n'est pas étonnant que les interdits alimentaires énumérés dans les hadîth13 et inspirés de la tradition rabbinique concernent tous les produits d'origine animale, tels que la viande, les abats, le lait, le fromage ou les œufs. Ce n'est donc plus l'aspect hybride de l'animal qui est mis en cause, comme chez les juifs, mais bien son aspect sauvage.

Or, pour les musulmans, c'est le porc qui s'éloigne le plus de tout ce qui fait l'humain. Consommer du porc, c'est perdre de son humanité et, du coup, mettre en péril la cohésion du groupe social.

Déjà dans le Coran, le porc est présenté comme une nourriture immonde. Par la suite, on l'a rangé parmi les carnassiers, c'est-à-dire les bêtes sauvages par excellence. C'est ainsi que depuis le IXe siècle, le cochon véhicule une image particulièrement négative du point de vue moral dans le monde musulman. Il représente le mal et la laideur.

Le tabou du porc est renforcé par le mécanisme d'identification vis-à-vis des mécréants, les chrétiens, mangeurs de cochons. Refuser de consommer cette viande, c'est aussi se différencier nettement des infidèles. Ainsi, la transgression de cet interdit alimentaire présente un danger multiple pour la perpétuation et la cohésion du groupe chez les musulmans.

Perméabilité entre les différentes cuisines

Les règles alimentaires religieuses ne régissent pas toute la cuisine. Les critères sociaux, culturels et géographiques occupent une place bien plus importante dans l'élaboration d'une cuisine communautaire. C'est pourquoi bien des mets, des produits ou des modes de préparation ont traversé les frontières, même entre pays de confessions différentes. S'il est vrai que l'Inquisition espagnole ou italienne a pourchassé les mangeurs de hamin, rien dans cette recette n'est prohibé chez les chrétiens. La cuisine est ainsi considérée comme une composante de l'identité culturelle d'un groupe religieux, un moyen de déceler la confession d'un individu ou de se différencier des pratiquants d'une autre religion. Mais, en général, les distinctions les plus visibles entre les cuisines identifiées aux différentes confessions sont  plus culturelles que religieuses. Un même plat peut donc voyager sans enfreindre aucune règle religieuse.

D'ailleurs, la cuisine fusion ne date pas d'aujourd'hui. De nombreux plats « bien de chez nous » ont  une origine lointaine, perse ou arabe... C'est le cas de l'escabèche, fierté hennuyère, du blanc-manger, incontournable entremets d'Europe occidentale du Moyen Âge au XIXe siècle, de nombreux desserts dont le massepain ou des pâtes, devenues indispensables à la cuisine italienne.

Les religions ont donc bel et bien un impact sur l'alimentation, soit au niveau de règles énoncées à partir des textes sacrés, soit par l'élaboration de codes sociaux d'inspiration religieuse. Les cuisines communautaires portent donc la marque de la religion du groupe, même si la plupart de leurs spécificités sont à chercher dans d'autres critères, géographiques, culturels ou médicaux. C'est pourquoi la plupart des recettes des pays des différentes religions sont parfaitement « cuisinables » dans toutes les confessions, pour autant que les aliments qui les composent ne soient pas clairement prohibés.


Pierre Leclercq
Août 2009

 


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Pierre Leclercq est historien. Ses recherches concernent toute l'histoire de la gastronomie.
 
 


 

 


12 Mohammed Hocine Benkheïra, Tabou du porc et identité en Islam, Histoire et identités alimentaires en Europe, dir. Martin Bruegel et Bruno Laurioux, Paris, Hachette, 2002, p. 37, 38
13 Recueil des actes et paroles de Mahomet.

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