L'alimentation et le sacré : identité religieuse et cohésion sociale

 

L'influence chrétienne sur l'alimentation

vigne

Le Nouveau Testament a aboli les interdits alimentaires et les chrétiens en ont conservé, nous venons de le voir. Le christianisme a également porté au pinacle deux des aliments les plus courants de la culture méditerranéenne, le pain et le vin. Éléments de la transsubstantiation, ils ont véritablement incarné le christianisme pendant tout le Moyen Âge jusqu'à l'Époque Moderne. Durant des siècles, les monastères ont été les plus grands producteurs de vin en occident et le pain est devenu la nourriture de base de tous les chrétiens. La viande, troisième élément du triptyque alimentaire européen, est un héritage germanique et se heurte à l'idéal végétarien religieux.

Si la Bible accorde beaucoup de libertés aux croyants par rapport à leur régime alimentaire, la culture chrétienne qui se développe à partir du IXe siècle a un impact sur les habitudes culinaires occidentales. Depuis cette époque, la société se divise en trois ordres, celui des oratores (prieurs), celui des bellatores (guerriers) et celui des laboratores (travailleurs). Cette distinction entre individus est voulue par Dieu. C'est ainsi que se multiplièrent au cours du Moyen Âge des lois somptuaires destinées à freiner la bourgeoisie dans son appropriation de modes de distinction de l'aristocratie. Le nombre de services permis pour un banquet ordinaire est ainsi limité. Les autorités ne parviendront tout de même jamais à faire observer ces lois.

L'ordre divin est également respecté dans la chaîne de l'être, qui relève autant du religieux que du sanitaire. Selon cette théorie, chaque animal appartient à l'un des trois éléments, l'eau, l'air et la terre. Cette classification, comme nous l'avons vu, se trouve déjà dans la Tora. Étant donné que les hommes appartiennent à trois ordres, nettement hiérarchisés, ils se nourriront d'aliments issus de l'un des trois éléments, également hiérarchisés. Les oiseaux, de l'élément de l'air, à savoir le plus élevé, car le plus proche du ciel, sont réservés aux aristocrates, issus eux aussi de l'ordre le plus élevé. Tout ce qui touche au terrestre, par contre, est dévolu au peuple. Cette classification correspond parfaitement aux préceptes de la médecine ancienne. En témoigne le porc, animal terrestre par excellence et à la chair grossière, difficile à digérer. Il ne convient pas à l'estomac délicat de l'aristocrate, mais bien au laboureur habitué aux lourds travaux. Selon ce principe, les légumes, attachés à la terre, occupent le bas de la hiérarchie alimentaire et nourrissent les paysans, tandis que les fruits, plus élevés dans le ciel, reviennent aux aristocrates.

Et pourtant, les faits ne confirment pas cette théorie, mise au point par Restoro d'Arezzo au XIIIe siècle. Il est vrai que les banquets médiévaux et modernes mettent à l'honneur les oiseaux qui symbolisent la supériorité des nobles. Néanmoins, dans le quotidien, la viande la plus courante en milieu seigneurial est le porc. Les pauvres, quant à eux, n'ont pas les moyens d'élever cet animal dont le seul usage est la boucherie11. Nous ne devons donc pas nous imaginer les seigneurs mangeant à longueur de repas des gibiers et des volailles. Ils consomment en majorité du porc et du bœuf. Les livres de cuisine, apparemment, se situent entre la théorie et réalité. Ils respectent une certaine hiérarchie en favorisant le veau et le bœuf par rapport au porc, ou en mettant certains fruits en évidence, comme l'amande et le citron. Par contre, ils font peu mention du gibier par rapport aux autres viandes et citent souvent les oignons et les racines, situés au plus bas de l'échelle de la création. La recherche du goût a toujours poussé les cuisiniers à transgresser les principes établis par les diététiciens et les ecclésiastiques. Ils finiront par s'en affranchir totalement à l'Époque contemporaine.

En fin de compte, si la Bible a aboli tous les interdits alimentaires de l'Ancien Testament, les chrétiens vont tout de même, pendant des siècles, respecter un ensemble de règles culinaires très strictes issues d'une culture imprégnée de religion.

Mauvais riche

Heinrich Aldegrever, Le mauvais riche à table, 1554. Estampe. © Collections artistiques de l'ULg

 

 

 




11 Frédérique Audoin-Rouzeau, L'alimentation carnée dans l'Occident antique, médiéval et moderne, Identités culturelles, sociales et régionales à travers le temps, Histoire et identités alimentaires en Europe, dir. Martin Bruegel et Bruno Laurioux, Paris, 2002, p. 90 et suiv.

Page : précédente 1 2 3 4 suivante