L'alimentation et le sacré : identité religieuse et cohésion sociale

Chez les chrétiens

Au regard des livres de recettes d'Europe occidentale du Moyen Âge et de l'Epoque Moderne, la plus évidente influence de la religion chrétienne sur les habitudes alimentaires est l'observation du jeûne à des époques bien déterminées. À partir du XVIe siècle, les recueils de recettes sont découpés en fonction des repas « gras » et des repas « maigres ». Pendant les jours d'abstinence, le chrétien doit éviter la viande et les produits d'origine animale. Nous décelons déjà, dans le jeûne et l'exclusion de certains aliments, une forte influence hébraïque.

La Bible et la pratique

Pourtant, dès son origine, le christianisme se distingue du judaïsme par l'abolition des règles alimentaires de la Tora4, afin de permettre l'évangélisation des non juifs qui s'effraieraient d'autant de contraintes culinaires. Le Nouveau Testament se contente de donner quelques conseils de conduite. La goinfrerie, la gourmandise et l'ivrognerie sont dénoncées dans l'Épître aux Galates. Les chrétiens vont donc marquer des victoires de l'esprit sur le corps en s'abstenant périodiquement de nourritures friandes. Il s'agit d'un retour aux pratiques juives dont le Nouveau Testament a dénoncé les excès. C'est ainsi qu'une série de règles alimentaires précises se sont instaurées au cours de l'Antiquité et du haut Moyen-Âge, dont un calendrier des jeûnes obligatoires et la liste des aliments à proscrire pendant ces périodes5.

poissons

Très vite, on a associé la viande au plaisir sexuel, lui-même incompatible avec le jeûne. La viande est donc logiquement proscrite pendant les jours d'abstinence6.  A contrario, le poisson, qui n'est pas censé éveiller la luxure, symbolise l'abstinence chrétienne7. L'interdit des laitages et les œufs, également considérés comme délectables et excitants, ne sera que diversement respecté en fonction des régions. Il est évident qu'on est plus réticent à se passer de beurre dans l'Europe septentrionale où il est abondamment consommé, qu'en bord de Méditerranée où l'huile d'olive l'emporte largement.

Les jours d'abstinence sont les quarante jours du carême, représentant le séjour de Jésus passé dans le désert8, les veilles des fêtes religieuses (les vigiles), les Quatre-Temps, c'est-à-dire les trois premiers jours des quatre saisons et tous les vendredis, restés traditionnellement jour de poisson dans la société moderne. En tout, le nombre de jours d'abstinence peut atteindre cent sur une année. Ce chiffre peut encore augmenter là où le mercredi et le samedi sont jeûnés, comme à Liège par exemple.

Recette maigre chrétienne :
Potage de brochet aux huîtres

La réalisation de cette recette nécessite la préparation d'un bouillon maigre :

1. La veille au soir, faites bouillir une casserole d'eau avec des gros pois secs, des carottes, des panais, du céleri, du choux, des poireaux, des navets, des oignons et quelques clous de girofle. Laisser mitonner doucement jusqu'au lendemain matin.

2. Le lendemain, retirer la casserole du feu et laisser reposer. Faites revenir des carottes coupées en deux, des panais et des oignons entiers dans une casserole et mouillez-les avec du bouillon de pois.

3. Transvaser les légumes avec leur bouillon dans une marmite. Allongez avec le reste du bouillon de pois. Faites frémir et ajoutez du céleri, du poireau, des racines de persil et une mignonnette. Vous pouvez y mettre des carcasses de poisson si vous en avez.

Ce bouillon est la base de tous les potages maigres.

Potage de brochet aux huîtres

1. Levez les filets de votre brochet. Faites le cuire dans une casserole avec quelques tranches d'oignons, du sel, du poivre et des clous de girofle. Quand il est cuit, coupez-le en morceaux.

2. Dans une casserole, faites revenir au beurre quelques tranches d'oignons et des carottes. Ajoutez le brochet et faites cuire à feu très doux. Mouillez de bouillon maigre et ajoutez de la farine roussie, du basilic et quelques tranches de citron. Laissez cuire doucement.

3. Quand c'est cuit, dégraissez bien le potage. Rectifiez l'assaisonnement et passez à l'étamine. Réservez.

4. Faites blanchir des huîtres et réservez-les dans une casserole avec un petit peu de bouillon.

5. Mettez des croûtes de pain dans une casserole. Mouillez avec du bouillon maigre et laisser mitonner.

6. Dressez les croûtes de pain dans un plat, garnissez les bords avec les huîtres et ajoutez le brochet. Versez le coulis par dessus et servez bien chaud.

 

 

Vincent la Chapelle, Le cuisinier moderne, qui apprend à donner toutes sortes de repas, en gras & en maigre, d'une manière plus délicate que ce qui en a été écrit jusqu'à présent, t. 4, 1742, p. 1, 2 (bouillon maigre), p. 13-15 (potage de brochet aux huîtres)
Cette recette, consacrée aux jours de jeûne, est particulièrement délicate. On voit bien que les gens qui en avaient les moyens s'accommodaient bien des règles.

Le jeûne est également observé pour faire pénitence. Les tribunaux ecclésiastiques l'imposent aux grands pêcheurs. Ainsi, pour avoir défloré sa jeune belle-sœur, Louis Kestelot est condamné en 1474 à faire pénitence tous les samedis pendant une année. L'Église instaure également des jeûnes collectifs quand survient une catastrophe naturelle afin d'attirer la miséricorde de Dieu9.

Au départ, pendant ces journées, les chrétiens s'abstiennent de toute nourriture jusqu'au coucher du soleil, comme les musulmans pendant le ramadan. À l'époque carolingienne, on avance l'heure de rupture de jeûne jusqu'à none, à savoir 3 heures de l'après-midi. Par après, les monastères reculent none jusque midi. D'où le mot anglais afternoon pour désigner l'après-midi10.

Bien sûr, le jeûne est diversement observé dans l'ensemble de la chrétienté. Tout d'abord, il existe des exemptions concernant les faibles et les malades. Ensuite, l'amateur invétéré de viande peut jouer sur l'ambiguïté de certains animaux pour contourner l'interdit. C'est le cas du castor qui soulage de nombreux chrétiens au Moyen Âge ou de la macreuse, oiseau palmipède dont une des plus fameuses recettes apparue à la fin du XVIIe siècle est à base de chocolat, et qui a suscité d'interminables débats de théologiens pour savoir s'il rompt ou non le jeûne.

Mais l'injustice la plus grande devant le jeûne est d'origine sociale. En parcourant les livres de cuisine d'Europe occidentale, on comprend rapidement que les chrétiens qui en ont les moyens se sont très bien accommodés des obligations du carême en élaborant une cuisine extrêmement raffinée à base des produits licites. C'est ainsi que s'est développée une véritable gastronomie du maigre particulièrement succulente, alors que les pauvres ont dû se contenter de hareng séché et de purée de pois.

Les autres interdits alimentaires développés par les premiers chrétiens sont clairement des survivances de pratiques judaïques, tels que la défense de manger des bêtes non saignées, qui subsiste chez les chrétiens occidentaux jusqu'au IXe siècle, probablement pour ne pas heurter les juifs convertis. Subsiste encore la prohibition des bêtes issues de sacrifices païens, dans le but de renforcer la cohésion de la communauté.

La défense de consommer certains aliments en tout temps apparaît au milieu du VIIIe siècle pour disparaître progressivement par après. Le lièvre, les corvidés, le castor et le cheval sont désormais prohibés, comme dans l'Ancien Testament. La cigogne, considérée comme vénéneuse, car consommatrice de serpents et de crapauds, est ajoutée à la liste. De ces interdits, c'est celui du cheval qui persiste le plus longtemps. Il faut attendre le XIXe siècle pour que la consommation de cette viande soit enfin admise. La cigogne apparaît régulièrement dans les menus de fête médiévaux et le lièvre devient rapidement un classique de la gastronomie, qu'il soit en civet ou en pâté.

 

 



4 Épître aux Romains, XIV, 14 : « Rien n'est par soi-même impur ».
5 Jean-Louis Flandrin, Alimentation et religion pendant le Haut Moyen Âge, Festins mérovingiens, dir. Alain Dierkens, Liliane Plouvier, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2008, p. 41, 42.
6 idem, p. 43.
7  Bruno Laurioux, Manger au Moyen Âge, Pratiques et discours alimentaires en Europe au XIVe et XVe siècle, Paris, 2002, p. 104
8 Le carême est apparu au IVe siècle.
idem, p. 103, 104.
10 idem, p. 105.

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