La musique sacrée au lendemain du Concile de Trente

La musique n'a jamais cessé d'être associée au sacré, qu'il s'agisse de cérémonies quotidiennes ou de rites mis en scène de manière plus spectaculaire. À l'heure de la réforme catholique, des éléments d'une réflexion sur la musique et sur le chant sont posés,  dans le sillage de celle relative au culte. Sous la plume des pères conciliaires, dans les débats, se dégage une thématique ayant déjà suscité l'intérêt des humanistes et des protestants : l'intelligibilité de la parole divine ou de la prière que l'on adresse à Dieu.

Si la musique puisa de tout temps son inspiration dans le sacré et trouva l'une de ses fonctions essentielles dans le concours aux manifestations religieuses, les rituels sacrés se nourrissent eux aussi de l'art musical. L'Eucharistie, noyau liturgique du culte catholique, a toujours fait une place substantielle à la musique. On ne compte plus les compositeurs, en particulier du Moyen Âge et de la Renaissance qui se sont livrés au genre de la messe. De même, les écrits spéculatifs, théoriques du « musicus » sont empreints d'une symbolique qui intègre aux conceptions néo-pythagoriciennes l'omnipotence d'un Dieu source de toutes choses. Sur base du principe de sympathie universelle, la musique est et manifeste l'harmonie divine. Musique et sacré sont donc pour le moins indissociables. Plus encore, la musique - les exemples sont nombreux - peut en elle-même être rituelle ou cérémonielle.

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Bien souvent, le pouvoir temporel voudra donner une empreinte sacrée à une victoire, à la signature d'un traité de paix ou à la naissance d'un successeur désigné. On ne manque pas en ces occasions de faire appel aux musiciens, de créer une œuvre particulièrement retentissante ou, plus simplement, de faire d'une ville donnée la caisse de résonnance de l'enthousiasme qu'il convient de partager. La musique, qu'elle soit sacrée ou non, est dès lors récupérée parmi les attributs du pouvoir. Trompettes, tambours et fifres s'unissent aux clameurs populaires et au son des cloches. Des messes solennelles résonnent sous les voûtes des églises, le Te Deum est chanté à la cathédrale, des motets sont entonnés en procession, autant de démonstrations collectives de joie célébrant à la fois le pouvoir et la providence divine.

Le Concile de Trente

La mobilisation des forces sonores s'accompagnera à l'époque moderne d'un appareil de plus en plus spectaculaire, placé sous le signe de la théâtralité, de l'ostentation et du faste, sollicitant d'autres sens que l'ouïe. S'il est désormais clairement établi que la musique ne constitue pas une grande question au Concile de Trente (1545-1563), force est de constater que les réflexions qui y sont posées ne sont pas sans conséquence. Un thème d'importance émerge des débats : celui de l'intelligibilité. La préoccupation des pères conciliaires relative à la compréhension du texte n'est pas neuve ; elle rencontre d'une part l'engouement des humanistes pour la grammaire, la métrique, la prosodie et la juste prononciation du latin et d'autre part le souci des agents de la Réforme protestante quant à l'intelligibilité des paroles destinées à être chantées en commun.

La prise de distance, morale et intellectuelle, touche désormais aussi à la grande polyphonie des franco-flamands : celle de Josquin, Ockeghem etc. L'élément polyphonique, par sa nature même de superposition mélodique et textuelle, est remis en question. Le genre a aussi ses défenseurs, parmi lesquels certains compositeurs jouent un rôle actif et poseront les caractéristiques d'une esthétique dite tridentine ou post-tridentine. Déjà, on perçoit l'intérêt du maintien de la polyphonie pour stimuler la dévotion des fidèles, même s'il  convient de ne pas écrire « pour le vain plaisir de l'ouïe » et de préserver l'accès au texte. Si la messe doit être célébrée en latin, le chant de cantiques spirituels en langue vulgaire est autorisé, de même que la traduction de certains psaumes. La gestion du chant, de sa prononciation et de la psalmodie est déléguée aux synodes provinciaux et aux autorités locales. La musique sacrée au lendemain du Concile s'avère donc variée, depuis le respect strict de ces nouveaux objectifs d'intelligibilité à une esthétique privilégiant les jeux sur les sonorités et cultivant des principes tels que la polychoralité ou les effets d'écho en passant par des solutions de compromis. 

De l'usage de la musique

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L'idée que la musique peut rehausser les cérémonies, favoriser la dévotion et attirer les fidèles est rapidement acquise par les acteurs principaux de la Réforme catholique. Au sein d'une idéologie centrée sur le pouvoir émotionnel de l'art, les Oratoriens ou « Fillipini » (du nom de leur fondateur) font de la musique un procédé central dans leur œuvre de catéchisme, en rapport avec l'importance dont ils dotent le mot et donc le son. À la fin du XVIe siècle, le chant des laudes fait partie intégrante des exercices spirituels. Au tournant du siècle suivant, elles cèdent la place à de nouveaux genres musicaux, tels que les madrigaux spirituels et les représentations dramatiques faisant intervenir des intermèdes en musique.

Les confraternités nationales, en plein essor dans la Rome post-tridentine, élèvent la musique au rang de leurs préoccupations d'importance. Le rôle crucial des jésuites a souvent été souligné dans cet engouement général pour l'art musical. Le chant des cantiques spirituels fait partie intégrante des leçons de catéchisme données par les pères. À Rome, les églises des « Seminario romano », « Collegium Germanicum » et « Collegio Inglese » figurent parmi les plus fréquentées. Les musiciens formés au Collège germanique deviennent d'ailleurs des intermédiaires d'importance pour la diffusion de la musique italienne vers les pays du Nord, dans l'Empire en particulier.

Le règne du texte

Il est intéressant de remarquer que c'est à peu près à la même époque que voient le jour certains des madrigaux dont se réclameront les partisans de la seconda prattica, prônant désormais le règne du texte sur les notes. Le souci de l'intelligibilité textuelle n'est donc pas le seul apanage des partisans d'un renouveau cultuel ; il s'inscrit au sein d'un mouvement visant à la simplification des expérimentations et des sophistications marquant la polyphonie du 15e siècle et du début du siècle suivant. Ce même processus marquera les psaumes calvinistes et les chorals luthériens. De part et d'autre des frontières confessionnelles, c'est le mot qui permet à la musique de transcender le plaisir vain.

Il convient toutefois de prendre la mesure de l'écart persistant entre cette volonté de lisibilité du contenu textuel et la réalité des productions musicales de l'époque, tributaire de l'interprétation des débats conciliaires dans la circonscription où les œuvres voient le jour et de la marge d'autonomie dont peuvent profiter certains compositeurs. Là où sont privilégiés les jeux sur la sonorité et la mise en espace dans des églises parfois monumentales, les sons se mélangent jusqu'au vertige et exigent de l'auditeur une connaissance préalable du texte mis en musique. Pareil au mélomane contemporain, l'auditeur d'alors accédait sans doute d'abord à l'émotion esthétique, elle-même censée être vecteur de ferveur et de dévotion.

Émilie Corswarem
Août 2009

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Émilie Corswarem enseigne l'histoire de la musique à l'ULg. Ses travaux portent  notamment sur les rapports entre musique et pouvoirs.


 

Orientation bibliographique
 
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