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Préhistoire des religions

24 août 2009
Préhistoire des religions

 

L'esprit religieux fait partie de la pensée humaine dès les origines ; il a donc constitué chez nous un des facteurs évolutifs essentiels, en dehors de toute emprise biologique.

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Calotte crânienne du Pithécanthrope de Trinil
(Java, 1,8 million d'années).
La préservation préférentielle de l'élément le plus représentatif d'un défunt fut constatée à de nombreuses reprises dans cet état : ce sont les premiers « fétiches », les premières reliques.
 

Dès l'apparition de la conscience et au cours de son développement, deux modalités de pensée se sont constituées symétriquement. Celle de l'emprise intentionnelle sur le monde par la lucidité s'opposa à celle, inaccessible, où un autre esprit semblait régner et qui s'ouvrait ainsi sur le champ du sacré. Et cela, dans une infinité de combinaisons.

Ces deux champs de la pensée sont restés en constante imbrication, non seulement dès le début de l'humanité, mais surtout dans toutes les régions du monde actuel, en changeant les termes, mais en conservant leur structure. De l'animisme à la science, l'humanité crée des systèmes de certitudes réputés intangibles dans leur propre milieu. Ceux-ci tendent à calmer la profonde déchirure que l'appel de l'esprit avait ouverte : il s'agit, pour chaque être pensant, de réconcilier la conscience de soi avec son propre statut naturel dont il tente de se dégager par la sacralisation du chaos auquel il se trouve confronté.

À chaque étape de l'histoire humaine, on observe les traces matérielles laissées par ce perpétuel défi. Et ces traces s'alignent rigoureusement selon le même ordre chronologique, quelle que soit la région du monde considérée : on pourrait en quelque sorte prévoir le mode de sacralité via les autres composantes sociales.

     
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  Cette action s'enclenche dès avant deux millions d'années, lorsque l'homme se comporta en démiurge : il tricha avec la nature en prolongeant son anatomie par l'emploi d'outils façonnés augmentant ses capacités d'action par la dureté et le poids de la roche. Tout de suite après, ces traces se diversifient et se multiplient : la maîtrise du feu, l'habitat construit, l'organisation de la chasse, les crânes préservés par exemple. Le feu permet non seulement de maîtriser la nature physique mais aussi le comportement animal, basculant du coup dans un monde non humain. La chasse, exclusive à l'humanité, parmi les primates, témoigne de l'intention de tuer, puis de consommer des êtres proches de nous : c'est le premier sacrifice, une vie pour une autre. L'habitat sépare le chaos du foyer où la protection autorise la transmission, l'éducation, la solidarité : ce sont les premiers sanctuaires. Les crânes humains conservent une partie de l'esprit du défunt : ce sont les premières reliques incarnant la sacralité.
Les « bifaces » de l'Acheuléen (Picardie, 500 000 ans) témoignent d'une élégance et d'un raffinement technique très subtils et totalement superflus quant à leur efficacité. La notion de symétrie imposée à la matière amorphe et le choix d'un matériau, coloré et fin, résultent d'une recherche de caractère esthétique. Comme l'art, la pensée et le langage furent corrélés dans leur constitution, l'esprit religieux était là, déjà, afin de justifier l'inexplicable.
   

Au fil du temps, toutes ces pratiques spirituelles se diversifient, sans jamais disparaître : elles nous sont devenues « constitutives », elles agissent comme facteur évolutif bien plus puissant chez nous que les mécanismes biologiques. Nos esprits prennent appui sur les « vérités » ambiantes, religieuses ou idéologiques, mais toujours sur le mode symbolique, comme le langage et la pensée elle-même. En quelque sorte, l'humanité s'est auto-domestiquée par l'action de son esprit. La suite des temps ne fait que renforcer ce processus. Les sépultures avec leurs gestes rituels codés et fossilisés apparaissent avec les Néanderthaliens, voici une centaine de millénaires. L'art, surtout, fait son apparition avec l'homme « moderne », il y a 35 000 ans : ses images exsudent la pensée mythique présente dès les origines sous forme de traditions orales. Il y ajoute la beauté, la pérennité et la phraséologie : le mythe est décryptable, il ne touche que le monde animal, comme chez tous les peuples chasseurs actuels sur le mode de l'animisme. La dernière révolution spirituelle (pour un préhistorien !) fut le remplacement progressif de l'animal par l'homme, une dizaine de millénaire avant notre ère : les dieux étaient alors créés. L'humanité prenait en mains sa destinée, d'abord par voie spirituelle, puis par l'économie dite « néolithique ». C'était le début de la fin pour la nature totalement asservie depuis lors à la procréation artificielle des denrées alimentaires.

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Peinture « à fresque » de Chauvet (Ardèche, 32 000 ans). L'humanité moderne apporte avec elle un modereligieux aussi neuf que définitif : désormais, la pensée mythique passe par l'image : elle s'y incarne et y devient perpétuelle et, surtout, s'assortit d'une connotation esthétique puissante, toujours sensible aujourd'hui.
 
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Au fil de cette évolution récente, les animaux dangereux gardèrent leur statut sacré (félins, serpents, rapaces), les autres disparurent dans l'anonymat de la viande à consommer. Parallèlement, les divinités aux aspects humains furent représentées accompagnées de ces attributs sauvages dans les mythologies « classiques ». Quant à la pratique du sacrifice qui se poursuivait, elle passa de l'animal à l'homme et, dans une suite logique, de l'homme à la divinité : c'est ce qu'on appelle le début de l' « histoire », au sens commun du terme...

Stèle de forme humaine (sud-est de la France, 4e millénaire). La pensée humaine s'est finalement lancé des défis ultimes : donner sa propre image aux forces naturelles. Les « dieux » étaient créés, et ne nous quitteront plus. Les sacrifices d'animaux, constatés dès les périodes les plus anciennes aux sources mêmes de la pensée humaine, s'orientent désormais vers les sacrifices humains, et bientôt de l'homme fait dieu.
   

Marcel Otte
Août 2009

crayon

Professeur de préhistoire à l'université de Liège, Marcel Otte poursuit ses recherches sur les systèmes de valeurs qui ont uni successivement les civilisations paléolithiques, via l'étude des styles techniques, des croyances religieuses ou des règles sociales. Cette vision rétrospective s'oriente en fait vers l'intelligence de toute humanité actuelle, considérée dans son élaboration culturelle sur le très long terme. Outre cette justification logique, cette démarche s'ouvre aussi sur le merveilleux, perpétuellement recherché par toute humanité en tout temps.


 

Quelques titres
Préhistoire des religions , Paris, Masson, 1993.
Cro Magnon , Paris, Perrin, 2008.
Les hommes de Lascaux , Paris, Armand Collin, 2009.
Origines de la pensée, Archéologie de la conscience , Sprimont, Mardaga, 2000.
Arts protohistoriques, l’origine des dieux , Paris/Bruxelles, De Boeck, 2004.


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