Léonard de Vinci et la France

Habituellement, des liens entre Léonard de Vinci et la France, on ne retient que sa mort supposée dans les bras de François Ier. Or, cette histoire comprend bien d'autres épisodes, comme celui de l'admiration du roi Louis XII pour la Cène de Santa Maria delle Grazie à Milan.

Entre l'automne 1499 et l'été 1509, au moment des conquêtes italiennes, Louis XII séjourne plusieurs fois à Milan. Il y visite le couvent Santa Maria delle Grazie, découvrant ainsi la Cène que Léonard vient d'achever dans le réfectoire. Dans la Leonardi Vincii Vita qu'il rédige aux environs de 1527, l'humaniste Paolo Giovio raconte que Louis XII est émerveillé. Il aurait même éprouvé un tel désir de posséder cette peinture murale qu'il demande à ses compagnons s'il est possible de la détacher de son support afin de l'emporter en France. Cette curieuse histoire relève de la légende. Elle n'en demeure pas moins digne d'intérêt puisqu'elle témoigne de l'engouement des Français pour la Cène : ces derniers font réaliser des copies qu'ils ramèneront, à défaut de l'original, dans leurs demeures françaises.

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Gabriel Gouffier, notaire apostolique à Milan, est l'un de ces Français. Il acquiert une version de la Cène qui est aujourd'hui conservée au Musée national de la Renaissance à Écouen. La commande est passée à Marco d'Oggiono, l'un des élèves milanais de Léonard, en 1506, quelques années seulement après la fin de l'exécution de l'original. Avant d'entrer dans la collection d'Anne de Montmorency, l'œuvre a sans doute été détenue par le cardinal Georges Ier d'Amboise, l'une des personnalités françaises les plus influentes du temps, correspondant ainsi à la copie de la Cène qui est citée dans les inventaires du célèbre château de Gaillon. Une autre réplique du chef-d'œuvre de Léonard, une tapisserie, est gardée dans les collections papales depuis 1533. Les commanditaires sont familiers de Louis XII. Il s'agit de Louise de Savoie et de son fils, François d'Angoulême, le futur François Ier, identifié grâce aux salamandres, l'un des emblèmes favoris du prochain roi de France, qui figurent sur la bordure de la tapisserie. Puisque l'animal n'y est pas couronné, la copie a été tissée avant 1515, année du sacre de François Ier. Cette acquisition témoigne du goût précoce pour l'art de Léonard dont le jeune duc d'Angoulême ne cessera de se prévaloir après son accession au trône.

Les liens entre Léonard et la France se sont en effet révélés exceptionnels avec François Ier. En 1516, le monarque fait venir l'Italien en France, inaugurant ainsi un mécénat appelé à se renouveler. Il lui offre aussi un logement et une pension confortables, plutôt comparables à ceux des commandants de son armée qu'à ceux des artistes attachés à son service. Le souverain rassemble encore un ensemble exceptionnel de ses tableaux : avant le déménagement à Fontainebleau, dans les années 1540, François Ier possède une dizaine d'œuvres de Léonard, ou alors considérées comme telles, soit un lot remarquable. Le roi a d'ailleurs acquis une partie de ces peintures au prix fort, et  parfois dans des circonstances rocambolesques. Avant de mourir, Léonard aurait donné les tableaux qu'il possédait encore à son élève préféré, Salaì, qui les auraient immédiatement revendus à François Ier. Cette hypothèse repose sur un acte archivé, daté du 13 juin 1518, indiquant que le trésorier Jean Grolier doit une somme exorbitante à « messire Salay de Pietredorain, paintre, pour quelques tables de paintures qu'il a baillées au Roy ». La somme due est faramineuse, elle est si importante qu'il ne peut s'agir que de tableaux d'un artiste reconnu, qui, en raison des liens privilégiés entre l'élève et son maître, correspondent probablement à des œuvres de Léonard. On pense ainsi que le vieux maître a donné ses tableaux à Salaì, soit dans une dernière faiblesse à l'égard de son élève préféré, soit pour le mettre à l'abri de tout besoin. Quelques mois plus tard, avant juin 1518, le disciple les aurait revendus à François Ier. Devenu riche, Salaì quitte rapidement la France pour Milan, n'assistant donc pas à la mort de son maître. Les peintures achetées sont certainement celles que Léonard avait emportées en France, c'est-à-dire la Joconde, la Sainte Anne avec la Vierge, l'Enfant et l'agneau, le Saint Jean-Baptiste/Bacchus, tous aujourd'hui conservés au Musée du Louvre, et une Léda debout et le cygne, désormais perdue.

Une prédilection personnelle des rois de France pour l'Italien et ses œuvres serait-elle à l'origine de ces épisodes glorieux de l'histoire des relations entre le maître et les Français ? Il est en fait plus probable que la politique culturelle des souverains, surtout celle de François Ier, explique une telle sollicitude. Comme la plupart des princes de la Renaissance, François Ier utilise l'art non seulement pour démontrer sa puissance mais aussi pour faire concurrence à ses principaux rivaux. Or, un tel programme ne peut s'accomplir sans le recours à une prestigieuse collection, particulièrement quand elle comprend plusieurs peintures d'un artiste aussi reconnu et apprécié que Léonard. De plus, à cette époque, le maître incarne la sagesse, la connaissance universelle et le génie artistique. On le décrit comme « ung aultre Archimedes » ou comme un « grant Mathématicien, Paintre & Imageur ». Sans cesse, on insiste sur la multiplicité de ses talents ou sur son statut de philosophe.

Ainsi, la personnalité de Léonard ne pouvait-elle que garantir le dessein culturel de François Ier : en fréquentant, en protégeant et en acquérant les peintures d'un homme dont les connaissances sont inégalées, le roi devient un mécène exceptionnel, le digne Père des arts et des lettres. Dans ses Vies des plus célèbres peintres, sculpteurs et architectes, qui sont publiées à Florence en 1550, quand il raconte, en la sublimant, la mort de Léonard dans les bras de François Ier, l'historien de l'art Giorgio Vasari ne fait finalement que passer la même idée. Le témoignage est historiquement contestable : en mai 1519, quand le maître décède, le souverain séjourne à Saint-Germain-en-Laye pour y célébrer la naissance du second enfant de la reine Claude, et non à Amboise. L'anecdote a certainement été inventée pour illustrer la relation idéale que le souverain entretenait avec son peintre : Léonard était un artiste royal, l'égal du roi de France, et, de ce fait, François Ier  un souverain admirable.

Laure Fagnart
Août 2009

 

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Laure Fagnart est chargée de recherches FNRS au Service d'Histoire de l'Art et Archéologie de l'Université de Liège. Elle vient de publier Léonard de Vinci en France. Collections et collectionneurs, XVe-XVIIe siècles.