La véritable histoire de la pomme de terre frite, 2e partie

La consécration

Dans les années 1850, se développaient de nouvelles attractions nettement influencées par les progrès technologiques. Ces spectacles allaient prendre la place des exercices, occupés auparavant par les jongleurs et les hercules. Le public, de plus en plus exigeant, venait à la foire pour admirer les dernières prouesses techniques sous la forme d'automates, de diaporamas ou d'expériences électriques11. En 1856, en pleine guerre de Crimée, un théâtre mécanique des guerres d'Orient s'installait à Liège. Au même moment, Monsieur Fritz eut probablement l'une des idées les plus géniales de sa carrière. Pour mieux suivre l'actualité, il changea les noms de ses Omnibus et de ses Vigilantes en Russes et en Cosaques. Le terme « Russe » allait rester longtemps dans notre vocabulaire pour désigner une portion de pommes de terre frites au point que beaucoup de Belges crurent que la frite était véritablement d'origine russe.

Sur le plan des affaires, tout fonctionnait formidablement bien pour Krieger. Comme tout bon bourgeois qui se respecte, il se mit à investir dans l'immobilier. Entre 1860 et 1861, il acquit trois maisons à Liège pour une valeur totale de 32000 francs, nouvelle preuve de l'excellente santé de son commerce. Mais, souffrant d'une maladie des poumons, il mourut le 13 novembre 1862 à Liège, à l'âge de 46 ans12. Son décès provoqua un vif émoi dans la population tant le personnage personnifiait à la fois la bonne humeur, le mérite, la réussite commerciale et les populaires pommes de terre frites. Le 14 novembre, la foire, installée sur les boulevards d'Avroy et de la Sauvenière, porta le deuil et un important cortège funèbre prit le départ pour le cimetière de Robermont où Krieger fut enterré selon le rite protestant.13

Monsieur Fritz laissa un bel héritage à son épouse, Renée Florence Vilain, une affaire prospère et un nom, celui de Fritz, qu'elle porta avec tant de bonheur qu'on finit par oublier le fondateur de la dynastie. Madame Fritz devait sa popularité à la qualité de ses produits, bien sûr, mais aussi à sa gentillesse et à sa grande générosité envers les enfants. Elle ne manquait jamais, à chacun de ses passages à la foire de Liège, d'accueillir les pensionnaires de l'Institut des sourds-muets qu'elle régalait de portions de pommes de terre frites, de beignets, de gaufres et de bière.

 

Mme Fritz

Illustration de Madame Fritz datant de 1889 (Le Globe Illustré, 17 novembre 1889, vol. V, n° 7, p. 108). On peut remarquer le luxe de l'établissement composé de salons individuels et l'imposante cuisinière. Cependant, contrairement à ce que prétend la légende, cette représentation n'est absolument pas celle d'un établissement de 1838, mais bien des années 1880.
 
 

Si, en 1856, la foire ne comptait encore que trois établissements débitant la frite, elle en accueillit pas moins de dix-sept en 1861. Ce chiffre diminua fortement les années suivantes, en raison de la démocratisation des graisses végétales qui fit entrer la frite dans les foyers14. Au milieu de ces fortes fluctuations, Madame Fritz demeurait inébranlable. Son commerce prospérait et on la citait toujours en exemple, même après l'arrivée des moules-frites, mentionnées pour la première fois sur le champ de foire en 1875. Mme Fritz incarnait la bonne qualité de l'alimentation foraine, aux côtés des célèbres Max (beignets), Lallement (choux de Paris) et Lacquement (gaufres), tandis que les moules n'inspiraient que méfiance et suspicion, à cause des incidents à répétition.

En septembre 1889, un mois à peine avant son décès, Mme Fritz était célébrée en grande pompe à la foire de Tournai pour fêter ses cinquante ans de métier. Sérénade, banquet, bouquet de fleurs et toasts ponctuèrent cette journée mémorable dédiée à la doyenne de la friture.15 Il s'agit de sa dernière apparition en public. Mme Fritz décéda le mercredi 23 octobre 1889 à Gand à l'âge de 73 ans.

L'histoire de Monsieur Fritz, qui popularisa la pomme de terre frite en Belgique, répond en partie à nos interrogations concernant la naissance de ce mets. Chaque année, dans toutes les villes de Belgique, les habitants attendaient avec impatience l'arrivée de Krieger afin de se régaler de fritures que le populaire n'avait pas les moyens de préparer à domicile. Bien sûr, les établissements permanents envahirent rapidement nos villes et la démocratisation des huiles, grâce à l'arrivée des graines exotiques, firent entrer la frite dans les foyers. Mais ce phénomène est tardif. Dans la première moitié du XIXe siècle, il fallait un marchand de fritures pour se fournir en pommes de terre frites.

C'est donc bien la piste des professionnels de l'alimentation, des frituriers en plein vent et des cabaretiers, que nous allons suivre dans notre prochain épisode afin de percer le secret de la naissance de la pomme de terre frite.

Pierre Leclercq
Août 2009

 

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Pierre Leclercq est historien, diplômé de l'ULg. Ses recherches concernent toute l'histoire de la gastronomie.
 
 

 

11 Foires et forains en Wallonie, op. cit., p. 19
12 A.E.L., Etat civil, Décès, vol. , 1862, n° 212
13 Journal de Liège, samedi et dimanche 15 et 16 novembre 1862, p. 2, col. 6. L'allée où était enterré Frédéric Krieger ayant été retournée, sa tombe n'est plus visible.
La Meuse, samedi et dimanche 15 et 16 novembre 1862, p. 1, col. 4
14 Madeleine Ferrière, Nourritures canailles, Paris, Seuil, 2007, p. 405, 406
15 L'Economie, mercredi 19 septembre 1888, p. 2, col. 1 ; vendredi 21 septembre 1888, p. 1, col. 5 ; dimanche 23 septembre 1888, p. 2, col. 1 ; La Vérité, organe quotidien du Tournaisis, mardi 18 et mercredi 19 septembre 1888, p. 2, col. 4

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