La saga Fritz
Au XVIIIe et même au début du XIXe siècle, il est inconcevable de frire des pommes de terre ni dans une cuisine aristocratique ou bourgeoise, où la pomme de terre n'a pas sa place, ni dans une cuisine modeste, où la friture est exclue car la graisse est hors de prix. Chez les professionnels, par contre, la question se pose différemment. Monsieur Fritz la popularise sur les foires du pays.
Les débuts
Monsieur Fritz, Frédéric Krieger de son vrai nom, naquit en Bavière en 1817 dans une famille de musiciens forains. Il fut probablement un de ces bruyants protagonistes de la parade, spectacle aussi trivial que réjouissant destiné à attirer le chaland vers une loge quelconque de la foire. Dans un tintamarre assourdissant, ils accompagnaient les Paillasse ou Jocrisse, malheureux bouffons des tréteaux en plein vent, recevant sans arrêt les coups de pied au derrière infligés par leur bourgeois de maître.
Depuis le Moyen Âge, la foire avait eu pour vocation d'apporter dans chaque ville des marchandises inaccessibles sur place. Plus tard, au XIXe siècle, les progrès de l'urbanisation et des voies de communication ont fini par introduire ces produits dans les boutiques citadines, entraînant le déclin des étals des marchands forains. Simultanément, ces mêmes progrès ont permis l'expansion des diverses loges de divertissement capables d'accueillir les nombreux spectateurs dotés d'un nouveau pouvoir d'achat1. La foule se précipitait de partout pour admirer les artistes des théâtres de variété, les animaux féroces des ménageries, les phénomènes humains les plus curieux, les irrésistibles chiens savants, les traditionnels théâtres de marionnettes ainsi que les non moins traditionnels jongleurs, sauteurs, danseurs, lutteurs, hercules ou escamoteurs débarqués du monde entier.2
Plus le public affluait, plus les loges se sophistiquaient et gagnaient en confort afin d'accueillir une clientèle capable de payer les meilleures places à un tarif plus élevé. La foire s'embourgeoisait, la foire s'agrandissait, la foire s'enrichissait.
Parallèlement, la vente de comestibles se développait considérablement, car il faillait bien nourrir les hordes de visiteurs affamés qui arrivaient de plus en plus nombreuses. Voilà le contexte dans lequel Krieger quitta son état de musicien, mal rémunéré et mal considéré, pour se faire engager comme apprenti dans une rôtisserie, chez Pèlerin, rue Montmartre à Paris, afin d'y apprendre le métier de restaurateur3.
C'est dans cet établissement que le jeune Frédéric découvrit les pommes de terre frites. Les « précieux tubercules », coupés en rondelles, bien dorés et merveilleusement croustillants, ravissaient les Parisiens depuis déjà plusieurs décennies. La Belgique ne les connaissait pas encore. On devine facilement le raisonnement de Krieger. Si ce plat remportait un tel succès dans la capitale de la gastronomie, pourquoi serait-il été boudé en Belgique ?
Visiblement entreprenant, le jeune cuisinier créa sur la foire de Liège la première baraque à frites, qui était alors en toile4, probablement en 18385. Il n'était cependant pas le tout premier à proposer ce produit en Belgique : peu avant, un immigré français, répondant au nom de Petit-Jean, aurait ouvert le premier restaurant débitant des pommes de terre frites à Bruxelles6. Mais la popularité du bâtonnet (ou de la rondelle) doré doit beaucoup plus à l'Allemand qu'au Français. En effet, pendant de nombreuses années, l'infatigable forain sillonna les routes de Flandre et de Wallonie pour vendre sa friture à un public d'abord incrédule, mais qu'il finit par séduire définitivement.
Pour attirer le public et l'attention des journalistes, Krieger fit preuve d'un talent hors du commun. Tout d'abord, il se fit appeler Fritz, astucieux pseudonyme rappelant à la fois la pomme de terre frite et son origine germanique. Ensuite, à l'imitation des directeurs de théâtre, il fit paraître dans la presse des villes visitées des publicités vantant son savoir-faire. En 1848, la première réclame pour Monsieur Fritz apparaissait dans le Journal de Liège :
« Les pommes de terre frites sont arrivées à la Foire de Liège avec leur infatigable Rôtisseur [.] M. FRITZ, propriétaire de l'établissement des tubercules rôtis, prévient ses consommateurs qu'il a redoublé de zèle, afin de prévenir toute observation. Il continuera de faire rouler ses Omnibus et ses Vigilantes à 10 et 5 centimes. On est prié de s'adresser quelque temps à l'avance pour les grosses commandes. »7
Les grands paquets, appelés Omnibus, faisaient référence à un nouveau moyen de transport urbain, le premier à emprunter des lignes fixes. Les petits paquets, les Vigilantes, faisaient référence aux navettes rapides tirées par un cheval et ne voiturant qu'un seul passager. Leurs conducteurs avaient la réputation d'être de véritables têtes brûlées.
En 1852, le commerce florissant de Monsieur Fritz s'agrandit. Ce dernier troqua la baraque en toile pour un luxueux salon de dégustation en bois avec plafonds décorés, d'une capacité de dix tables. Il y grouillait un personnel nombreux qui débitait et servait dans des assiettes en faïence des pommes de terre frites, bien entendu, mais aussi des beignets aux pommes et des gaufres8. Les clients dégustaient le tout avec une bière à la pression, du vin, du cognac ou une liqueur. Le matériel était à la hauteur des besoins. Les pommes de terre étaient découpées à la machine et plongées dans une des huit bassines de beurre clarifié bouillant sur la cuisinière à gaz9. Ce mode de cuisson nécessitait beaucoup d'attention et de précautions, car il n'était pas sans risque. En témoigne l'incendie survenu dans une baraque de la foire de Liège à partir d'une grande chaudière de graisse à frites, en 1875.10
1 Foires et forains en Wallonie, Magie foraine d'autrefois, Musée de la vie wallonne, dir. Pierre Mardaga, Liège, 1989, pp. 19-25