Le roman en vers : genre moderne !

Une question de ton

Toby BarlowPour le reste, évitant la parodie, le ton des deux romans n'a généralement rien de grandiloquent : ce sont des romans contemporains, assez classiques, n'était leur forme versifiée.
Crocs
(p. 113) :

Lark attend dans la cage.
Les autres chiens sont à cran.
Il a son propre espace,
mais il doit faire gaffe.
Les chiens commencent par se battre et réfléchissent après.
Et il lui faut conserver son énergie.
Alors il les évite.
Il mange sa nourriture, tente de l'apprécier,
mais le luxe du Chenil de Pasadena
relève largement du mythe.
Néanmoins, c'est supportable.

Toby Barlow.
Photo Grasset DR

Vikram SethMais Golden Gate est néanmoins plus ambigu : si généralement Vikram Seth (et son traducteur à sa suite) coule en vers classiques et rimés une phrase volontairement prosaïque de ton et de contenu, il frôle ou touche la poésie (ou son imitation parodique) en plus d'un passage (p. 241) :

L'église est en bardeaux et son clocher tout blanc
S'élance dans le ciel, en ce jour gris et froid.
Une gaie assemblée en sort en débitant
Des platitudes et lance comme il se doit
Quelques invitations sans grandes conséquence.
Tous remercient leur Dieu et sa munificence,
Pour avoir protégé leurs vignes des vallées.
Et s'il n'a pas voulu que soit ensoleillé
Le jour de Thanksgiving, c'est qu'une fois de plus
Les voies du Tout-Puissant nous sont impénétrables.
Il a prouvé le mois dernier qu'il est capable
D'apporter le soleil quand on n'y croyait plus,
Redonnant de l'espoir à tous ceux qui craignaient
Pour ce nectar des dieux appelé cabernet.

Vikram Seth.Photo Grasset DR 

La différence tient au fait que Seth est poète, et que sa forme est d'abord une structure triple (le vers, la rime, le sonnet), alors que celle de Barlow est essentiellement un geste dynamique : le rythme qu'imprime la segmentation du discours en vers libres. Roman en vers versus slam (comme le suggère la quatrième de couverture) ? Ou comment l'invention formelle peut mener dans des voies divergentes.

Mais par-delà ces différences, si l'on doit chercher un dernier point commun aux deux œuvres, c'est bien du côté de l'actualité de la démarche créatrice qu'elles réalisent (sinon de sa modernité). Démontrant que l'usage du vers (libre ou régulier) n'a rien d'archaïsant, les deux auteurs semblent renvoyer indirectement à d'autres modèles que la littérature, à trouver, par exemple, du côté du cinéma, et plus encore des séries télévisées, qu'elles soient fantastiques – les loups-garous de Crocs – ou plus « réalistes », quelque part entre feuilleton, sitcom et soap, pour Golden Gate.

Et en France ?

Le roman en vers, libre ou mesuré, a-t-il une tradition et une actualité dans le domaine français ? Guère, et sporadiquement. Sous bénéfice d'inventaire, citons quelques attestations :

queneau
perros
cliff

Du côté du récit autobiographique, on peut relever Chêne et chien de Raymond Queneau (1937), sous-titré « roman en vers », mais davantage découpé en poèmes que composé en un récit suivi ; Une vie ordinaire de Georges Perros (1967), en octosyllabes ; Autobiographie de William Cliff (1997), récit d'un seul tenant en sonnets suivis.

Quant à la fiction, on remontera par exemple à Raymond Roussel (La Doublure, 1897, Les Noces, [1904]) et au Voleur de Talan de Pierre Reverdy (1917), forme neuve entre prose et disposition typographique, où le vers abonde, en un récit elliptique et discontinu ; citons aussi La Beauté de l'amour de Jacques Audiberti, en vers classiques (1955).



Les années 60 ont vu plusieurs tentatives, d'ailleurs toutes publiées chez Gallimard. Ainsi de Gueuille de Pierre Bellefroid (1963), « roman-bouffe en vers libre, composé d'une succession de tableaux colorés, truculents, rythmés, sorte de ballet satirique et policier », à coup sûr un roman « poétique » ! (récemment réédité aux éd. du Rocher, coll. « Motifs », 2007). Les éditions Léo Scheer redécouvrent actuellement les titres d'Hélène Bessette, qui de 1953 à 1973 a publié chez Gallimard treize romans de forme expérimentale, en une prose alinéaire de phrases souvent courtes et paratactiques, qui confinent au vers libre (chez Scheer : Le Bonheur de la nuit, Materna, Suite suisse). Enfin, du québécois Réjean Ducharme, La Fille de Christophe Colomb (« roman en vers », Gallimard, 1969).

bellefroid dib veinstein bessette 

Actuellement, et à ma connaissance, il n'est pas encore apparu en France ou en Francophonie l'équivalent des deux romans américains décrits plus haut, à savoir un roman de trame classique coulé dans une forme versifiée, régulière ou libre. Notons toutefois le Peep-show de Christian Prigent (1984), Le Déroulé cycliste de Jean Ristat (1996) et L.A. Trip de Mohamed Dib (2003). Tout récemment (octobre 2008), l'oulipien Jacques Jouet a publié chez P.O.L MRM, la biographie de la bibliothécaire Marie-Renée Morin, entièrement écrite en vers de quatorze syllabes disposés en tierce rime (et rimant du même au même). Relevons aussi le tout récent livre d'Alain Veinstein, Le Développement des lignes (Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », février 2009), qui se présente explicitement comme de la poésie, mais consiste bien en un récit en vers libres, d'ailleurs conçu comme une complément à son roman Dancing (2006).

Gérald Purnelle
Juillet 2009

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Gérald Purnelle enseigne les formes poétiques modernes à l'ULg. Ses recherches actuelles ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des XIXe et XXe siècles.

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